Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Marc-André Hamelin
œuvres d’Antheil, Ives, Scriabine et Villa-Lobos

Maison de la Radio, Paris
- 18 décembre 2005
le virtuose canadien Marc-André Hamelin en récital à la Maison de la Radio
© sim canetty-clarke

Une fois n'est pas coutume : ce week-end Portes ouvertes à la Maison ronde se consacre entièrement aux interprètes, à travers la thématique Musique et virtuoses, développée en sept concerts. Virtuose, Marc-André Hamelin l'est assurément, comme nous le fera dire une nouvelle fois son récital de dimanche.

Depuis toujours le pianiste canadien (qui vit aujourd'hui à Philadelphie) explore les catalogues les plus rares, se penche sur des opus signées Alkan, Busoni, Godowski, Korngold, Marx ou Reger, tout en fréquentant les œuvres de Schumann et plus encore celles de Liszt. S'investissant autant dans le répertoire russe qu'il sert régulièrement en jouant Chostakovitch, Kapoustine, Medtner dont il a gravé toutes les sonates (4 Cds Hyperion), Roslavets ou Rubinstein, la curiosité et l'appétit exemplaires de cet artiste se concentrent également sur la musique américaine, empruntant ) Samuel Barber, William Bolcom, Charles Ives ou au transfuge australien Percy Grainger.

Marc-André Hamelin donne un programme rhapsode avec deux pièces qui chacune à leur manière témoignent d'une nécessité pour le compositeur d'insinuer une identité nationale. Ainsi Heitor Villa-Lobos écrivit-il de 1921 à 1926 une partition étourdissante où tenter de réunir l'inspiration musicale brésilienne, tant indienne qu'africaine, aux traditions savantes du vieux monde. Créé à Paris par Arthur Rubinstein à l'automne 1927, Rudepoêma est une brillante promenade recourant à la technique des écoles slaves du piano pour magnifier des rythmes obstinés autant qu'endiablés qui plongent l'écoute dans d'imaginaires cérémonies de la forêt amazonienne. Par un jeu complètement concentré dans le clavier, l'interprétation d’Hamelin s'avère d'une puissance inépuisable, use d'une accentuation ferme, d'une articulation tonique et d'une expressivité toujours habitée. D'une écriture tellement chargée comment parvient-il à dégager si clairement le propos, dont il révèle chaque plan rythmique et mélodique ? Mystère... Colorant les rares passages plus méditatifs, animant d'une présence jamais prise en faute les innombrables déambulations rythmiques, fluidifiant les motifs ornementaux, mordant les mouvements perpétuels, Hamelin (qui a enregistré Rudepoêma il y a six ans) chante et danse ce poème forcené jusqu'à éclairer d'une mélancolie recueillie, tant délicate qu'inattendue, la sorte d'élégie qui va s'éteignant, en fin de ce flamboyant parcours de dix-huit minutes bondissantes et ludiques.

Dix ans après avoir décidé de célébrer les hommes de lettres, Charles Ives spécifiait dans son Essay son projet musical et humaniste. De prime abord, choisir pour source inspiratrice les quatre piliers du Transcendantalisme, tournant religieux et philosophique que prit la littérature nord-américaine de 1836 à 1875, en s'appuyant sur la lecture qu'avaient eu Coleridge, Cousin ou Carlyle de la doctrine de Kant, relève plus de la démarche du penseur que de celle du musicien. Cet hommage où Ives, rhapsode à sa manière, s'inscrit dans un courant de pensée qui devait grandement influencer la littérature de son pays, jusqu'à Melville et aux symbolistes, se développera à travers plusieurs grandes œuvres pour finalement se résumer en l'Emerson Concerto (reconstitué en 1998 par David G. Porter) et à la Sonate n°2 « Concord, Massachussetts, 1840-1860 » achevée en 1915 et créée plus de vingt ans plus tard par John Kirkpatrick. Convoquant la même poigne mais aussi un lyrisme plus affirmé, Marc-André Hamelin en sculpte délicatement le premier mouvement, développant un travail de couleurs raffiné que traverse une certaine sensualité. Gérant parfaitement l'opposition constante d'un quasi furioso à la tendre marche aux atours de choral (mouvement II), il enveloppe d’un nimbe raffiné les tendres réminiscences du III, avant que de jouer le dernier dans une lassitude feutrée. Saluons un art affûté qui rend compte de toutes les superpositions tout en suivant son chemin dans cette musique parfois redoutable.

Marc-André Hamelin remercie un public chaleureux et enthousiaste par une Étude de Scriabine, précédée de la truculente Jazz Sonata de George Antheil (1922).

BB