Chroniques

par gilles charlassier

récital Mikhaïl Rudy
œuvres de Janáček, Prokofiev, Stravinsky et Szymanowski

Musée de l’Armée, Paris
- 3 décembre 2018
Karol Szymanowski, au programme du récital de Mikhaïl Rudy...
© dr

Le Musée de l'Armée pratique depuis de nombreuses années la mise en regard des arts et de l'histoire. À sa programmation muséale, rythmée par des expositions, répond une saison musicale qui tire parti des ressources chambristes, format idéal pour les différents espaces de l'Hôtel national des Invalides quand on n'investit pas la chapelle Saint-Louis. En contrepoint de la rétrospective faisant écho au centenaire de l'Armistice du 11 novembre, À l'est la guerre sans fin, ainsi que de la célébration d'un autre centenaire, celui de la résurrection de la Pologne consécutive aux nouveaux équilibres géopolitiques avalisés par le Traité de Versailles [lire notre chronique du 11 novembre 2018], Mikhaïl Rudy est invité dans le Grand salon pour un récital réunissant quatre génies de cette Europe slave aux cartes rebattues après les tranchées.

La soirée s'ouvre sur une sélection des Visions fugitives Op.22 de Sergueï Prokofiev, composées entre 1915 et 1917, à la veille de la Révolution bolchevique. Le pianiste sait condenser les émotions et les couleurs fugaces de ces miniatures ciselées autour d'un motif ou d'une idée. Une délicate modulation entre les numéros permet de leur donner une identité, sans casser la fluidité du recueil. Entre les n°1 et n°6, déliées et agiles, la n°2 affirme une sonorité plus dense. Le jeu ne force cependant jamais les textures, étagées avec une belle lisibilité dans la n°7. Après la n°8, la n°10 se laisse aller à des staccati frémissant d'humeur, avant une n°11 discrètement chaloupée. L'écume de la n°14 contraste avec les rythmes de la n°17. Ultime étape, la n°20 séduit par sa retenue de songe au point d'évanescence, qui se prolonge par le Prélude Op.12 n°7, aux arpèges habillement feuilletés.

De Leoš Janáček, Mikhaïl Rudy fait alors retentir la Sonate en mi bémol majeur « 1.X.1905 ». Écrite à la mémoire de Frantisek Pavlik, ouvrier tué lors d'une manifestation en soutien à l'Université de Brno, la pièce fut d'abord désavouée par le compositeur qui détruisit la partition. Reconstituée à partir d'une copie des deux premiers mouvements que la créatrice de l'œuvre, Ludmila Tučková, avait pu noter, cette page condensée a été reprise en 1924 avec, cette fois, l'assentiment du maître ; elle s'est inscrite au répertoire sous cet avatar. La lecture ici donnée ne laisse pas paraître l'amputation finale. La dizaine de minutes, du Con moto « Pressentiment » jusqu'à l'Adagio « La mort », se distingue par une justesse de sentiment et un instinct évident de la forme. L'alchimie entre intelligence et sensibilité se retrouve dans les quatre mouvements du cycle Dans les brumes (V mlhách), Andante, Molto adagio, Andantino et Presto, écrit sept ans plus tard, en 1912.

Après l'entracte, direction la Pologne avec Karol Szymanowski [photo] : de l'opus 50, trois mazurkas sont proposées. La n°15 tresse une douce mélancolie où la carrure de la danse se glisse comme une empreinte mnésique au delà de la transcription folklorique. Cette approche se confirme dans la n°17, quand la n°5 déploie une séduction plus solaire où domine un chatoiement de couleurs remarquablement calibré.

Le concert se referme sur la suite tirée du ballet Petrouchka, mêlant l'adaptation d’Igor Stravinsky lui-même à celle réalisée par Mikhaïl Rudy (Fête populaire, Danse de la Ballerine et La Ballerine et le Maure ; la deuxième séquence,Chez Petrouchka, conserve la plume du Russe quand la dernière, La semaine grasse, est une synthèse à quatre mains). La vitalité de l'interprétation ne se dément jamais et arrime chacun des tableaux chamarrés à une admirable verve narrative qui ne discrimine aucunement les différents étapes, anthume et posthume, de la réécriture. En bis, les camaïeux des Oiseaux tristes de Ravel (Miroirs, 1906) et un époustouflant Perpetuum mobile de Kurtág (1991) où se devine, sous le tourbillon virtuose, sa reconnaissable esthétique des confins, constituent un bel épilogue à un voyage musical aussi construit que stylistiquement varié – et maîtrisé !

GC