Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Mojca Erdmann avec le Quatuor Delian
œuvres d'Haydn, Pierini, Schönberg et Schubert

Konzerthaus, Berlin
- 26 juin 2017
Mojca Erdmann chante Schönberg, Pierini et Reimann à la Konzerthaus de Berlin
© felix broede

Il s’agira de transcription, dans la petite salle de la Konzerthaus, avec le Quatuor Delian et le soprano Mojca Erdmann qui sert volontiers la musique de ses contemporains. Il y a plusieurs façons de concevoir la transcription : adapter la partie d’un instrument à un ou plusieurs autres (ce que fit Aribert Reimann à maintes reprises et particulièrement des quatre Lieder de Schubert que nous entendrons ce soir), transposer l’art d’un temps dans celui d’un autre (comme le fait Stefano Pierini avec les canti de Monteverdi), ou simplement citer (tel Schönberg glissant Ach! du lieber Augustin, célèbre chanson viennoise de la fin du XVIIe siècle). À supprimer jusqu’à la voix qui portait l’original, on retrouve Pierini laissant s’esquisser le souvenir de deux pages wagnériennes dans les seize cordes, sans un mot, avec Die Liebesmachine.

Adrian Pinzaru, Andreas Moscho et Georgy Kovalev jouent debout, comme le soprano ; seule la violoncelliste Miriam Prandi est assise, ce qu’impose l’instrument. Le programme commence par Cantai un tempo… (dopo una lettura di Monterverdi) pour voix et quatuor à cordes, œuvre de Stefano Pierini (né en 1971). Élève de Francesconi et d’Hosokawa, entre autres maîtres, le compositeur italien aime à se pencher sur le passé musical dont il se saisit à travers de nouveaux opus, infiltrant des réminiscences fécondes. Ainsi relève-t-on les traces de Binchois, Machaut, Mozart, Liszt, Schubert et même de Stockhausen dans son catalogue, sans que le procédé soit exclusif. Cantai un tempo… partage avec Gérard Pesson plus qu’avec Jörg Widmann sa manière de faire, à moins qu’il faille situer Pierini à équidistance de l’un et l’autre, non loin de György Kurtag, peut-être. Le litanique Lamento di Arianna hypnotise, quand Zefiro torna surprend par la fidélité apparente à l’original, que contrent des accords rageurs pour en briser le confort. Outre l’évidence du jeu des quartettistes, on apprécie la souplesse vocale de Mojca Erdmann dont les moyens semblent s’être avantageusement ouverts.

Delian donne ensuite le Quatuor en si mineur Hob III :37, de la série des Scherzi, tellement inventive. Toujours Haydn surprend ; cet opus n’y déroge pas, avec l’harmonie instable de l’Allegro moderato, l’incessante modulation du Menuetto, enfin la fiévreuse virevolte du Presto final. Seul l’Andante flatte l’oreille d’une sorte de « mollesse sentimentale » à laquelle il vaudra mieux ne point se fier. Plutôt que d’en souligner la seule grâce, les interprètes s’attachent à dire la modernité du propos.

Transcrire, ce peut être adapter, arranger – ce que fit Felix Mottl en orchestrant pour grand effectif les Wesendonck Lieder de Wagner, plus tard Hans Werner Henze qui signait une version pour orchestre de chambre, le Français Christophe Looten s’étant, quant à lui, attelé à une mouture pour voix et quatuor à cordes. Ainsi des quatre Lieder de Franz Schubert réunis par Aribert Reimann en confiant l’accompagnement au quatuor, comme il le fit de certaines pages schumaniennes, entre autres. Sous sa plume, les Vier Gesänge aus « Wilhelm Meister » D.877 sont devenus Mignon, titre qui contracte les différentes appellations de ce court cycle. Pour avoir joué tout le répertoire romantique allemand avec les plus grands chanteurs, Reimann, dont nous applaudissions hier la Medea [lire notre chronique de la veille], parait avoir miraculeusement absorbé le style de chaque compositeur, comme en témoigne cette œuvre décidément fort schubertienne – on s’y tromperait !

Après l’entracte, retour à Stefano Pierini avec Die Liebesmachine, d’après Im Treinhaus etTräume, extraits des Wesendonck Lieder de Wagner. Plus qu’une transcription c’est une transfiguration, selon le mot du compositeur. Par le recours à des harmoniques aventureuses, il dessine une sorte de fantôme des deux pièces dont il abandonne la voix. Créé le 23 avril 2013 à Pinerolo, non loin de Turin, pour célébrer le bicentenaire de Wagner, Die Liebesmachine est « l’expression d’un sentiment que vous ne pouvez plus représenter, dont l’expression demeure figée et ne se manifeste que par une machine qui simule ». On reconnaît le Lied d’origine – et notamment le troisième acte de Tristan, pour Im Treibhaus –, mais comme d’un fond de mémoire, infiniment sensible quoiqu’indéfinissable. Une étrangeté peu commune s’impose. La croisée des harmoniques, quasi lunaires, est plus abondante encore dans le second mouvement qui s’attache plus au geste qu’aux notes : le balancement du mot Träume tel que répété par Wagner, mais surtout tel qu’il se prononce, avec sa caresse et ses promesses. Rendue squelettique, l’exaltation surgit tout de même, et jusqu’à l’impulsion lyrique du modèle, alors avortée. Voilà un bijou des plus délicats qui instille un sentiment de perte extrêmement troublant.

Loin de surjouer les aspérités du Quatuor Op.10 n°2 d’Arnold Schönberg, les Delian s’ingénient à en révéler le lyrisme « assidu », d’un romantisme exacerbé, crépusculaire, d’autant plus expressif – en avançant vers la dernière ligne lumineuse. On admire les tuilages feutrés qui développent le premier mouvement, et son excellent alto conclusif. L’infernal Sehr rasch infiltre la chanson populaire de Max Augustin, tour à tour avec ironie et par une sorte d’encouragement à croire que tout pourrait aller mieux, finalement. Plus à son aise ici que dans Schubert, Mojca Erdmann livre une lecture bouleversante de Litanei. L’écriture vocale complètement mahlérienne d’Entrückung lui sied si bien qu’elle y apporte une clarté nouvelle, jusqu’à la fin en apesanteur – celle du pardon (lire les poèmes de Stefan George).

BB