Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Nikolaï Lugansky
œuvres de Janáček, Liszt et Prokofiev

Verbier Festival and Academy / Église
- 28 juillet 2008
lrécital exceptionnel de Nikolaï Lugansky au Verbier Festival and Academy 2008
© caroline doutre | naïve

Après sa belle prestation dans le Trio élégiaque de Rachmaninov [lire notre chronique de la veille], Nikolaï Lugansky ouvre son récital par la Sonate « 1.X.1905 » en mi bémol majeur de Leoš Janáček. Du Pressentiment précisé par le titre du premier mouvement, le pianiste russe livre une vision trop brillante, héroïque, en somme, qui ne fonctionne guère avec la langue subtile du compositeur. Certes, l'indignation – ressentie à la mort de František Pavlík lors de la répression par les troupes autrichiennes de la manifestation des étudiants qui réclamaient l'ouverture d'une université nationale à Brno – est largement présente dans son interprétation, mais il y manque l'insaisissable de la jeunesse toujours juste dont Janáček a discrètement tissé le mouvement. Bref, Lugansky se contente d'un premier degré. La désolation de La mort lui convient mieux. La méditation s'y fait alors prière, bientôt contrariée par un sursaut de hargne, dans un ambitus impressionnant ; c'est une option parfaitement défendable, même si elle parait éloignée de l'univers de l’auteur.

Dans les pièces extraites du ballet Roméo et Juliette de Prokofiev, Nikolaï Lugansky retrouve un élément familier où il se meut comme un poisson dans l'eau. D'abord anodine, son énonciation du Menuet va se corsant et laisse place à un lyrisme à peine esquissé, désuet, évanescent, rompu par le retour d'une pavane à la sécheresse bienvenue. Juliette petite fille bénéficie d'une vélocité fulgurante, sans excès de percussivité, et d'une tendresse saisissante dans les apartés. Avec une texture profondément travaillée, leJeu de masques prend une dimension plus orchestrale à laquelle répond énergiquement Les Montaigus et les Capulets, furieux comme un fleuve en mousson, quoiqu'arborant une partie plus intimiste aux variations imaginatives. À la grande et belle égalité d'humeur de Frère Laurent succède la lumière vénéneuse de Mercutio et la virevolte de la Danse des jeunes filles antillaises, tandis que Lugansky excelle dans la ballade hésitante, d'une douceur indicible, de Roméo et Juliette avant la séparation dont on goûte la préciosité des alliages, l'orchestration raffinée des climats. Le danger et la peine surviennent peu à peu, dans le troublant ostinato, énigmatique.

Toute la seconde partie se consacre à la musique de Ferenc Liszt.
Et c'est ici que le pianiste donne toute sa mesure. Inspiré dès les premiers pas, avec une verve romantique d'une fine poésie, Sposalizio (extrait desAnnées de pèlerinage, Italie, comme les deux pages suivantes) laisse entendre Scriabine dans la suspension de ses récitatifs, sous ses doigts. À d'autres moments, c'est une passementerie organistique qui se laisse écouter, dans un halo pré-symboliste, subtilement bigarré. Sans abuser de la pédale, l'exécution des Jeux d'eau à la Villa d'Este demeure proche du texte dont elle révèle toute la modernité. La sécheresse relative est, de prime abord, étonnante, parce que l'on a de mauvaises habitudes d'écoute. Dans une amorce extrêmement moelleuse, au contraire, Lugansky distille d'adroites demi-teintes au Sonnet de Pétrarque n°123, élevant sa fin dans une superbe apesanteur.

On l'aura compris, Nikolaï Lugansky met la virtuosité au service de la musique, et non l'inverse. Les quatre extraits des Études d'exécution transcendante finissent de nous en convaincre. Chasse-neige s'enfle imperceptiblement, mène l'écoute par le bout du nez. La régularité infernale des Feux-follets tourne la tête, tandis que les Harmonies du soir inventent plusieurs pupitres au piano, en sus d'un chant remarquablement conduit. La pédalisation est copieuse mais mesurée, sublimant l'interprétation sans lui permettre de se pâmer. Enfin, la dixième étude – Allegro agitato molto en fa mineur – laisse pantois !

Dans une forme éblouissante autant que généreuse, l'artiste offre quatre bis, partagés par Chopin et Rachmaninov avec lePrélude Op.23 n°5 de ce dernier, dont l'insoutenable martellement obstiné rencontre l'élégie du centre en une mélancolie plus tourmentée encore, se questionnant sur la résurrection dont les cloches sonnent la tragique impossibilité. De notre semaine à Verbier cette soirée fut sans conteste la plus belle.

BB