Chroniques

par gilles charlassier

récital Pierre-Laurent Aimard
Bach, Beethoven, Kurtág, Liszt, Mozart et Sweelinck

Festival de musique de Menton / Parvis de la Basilique Saint-Michel
- 5 août 2022
Très beau programme pour ce récital de Pierre-Laurent Aimard à Menton
© julia wesely

D’une belle diversité sans sacrifier l’exigence artistique, la soixante-treizième édition du Festival de musique de Menton réserve, avec le récital de Pierre-Laurent Aimard, un moment d’exception. Parfois associé à la musique contemporaine, qu’il défend avec un engagement admirable, le pianiste français appartient d’abord à la catégorie rare des interprètes doublés d’un instinct de pédagogue qui grandissent ceux qui les écoutent. En témoigne le programme conçu comme un parcours dans la fantaisie sur plus de trois siècles qu’il présente sur le Parvis de la Basilique Saint-Michel, éclairant des échos entre les œuvres d’apparence inattendus mais qui, sous ses doigts, résonnent avec évidence.

Surtout, et à l’inverse des interprètes qui chérissent une sonorité unique, Pierre-Laurent Aimard tire parti des ressources du Yamaha mis à sa disposition à Menton pour mettre en avant la couleur la plus juste pour chacune des pièces. Ainsi la Fantasia chromatica SwWV. 258 de Sweelinck – écrite pour clavecin par ce précurseur de la musique pour clavier qui fut l’un des grands représentants de l’école hollandaise à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe – décline-t-elle sa surprenante alchimie entre sobriété presque austère du thème et richesse de l’invention dans ses transformations, avec des développements qui outrepassent les cadres harmoniques attendus. Affirmant netteté et souplesse, le phrasé condense l’esprit et non la lettre des cordes pincées.

Cette attention au caractère et à la lisibilité se retrouve dans la Fantaisie en ut majeur Wq.59/6 de Carl Philipp Emanuel Bach où le discours semble glisser vers une improvisation pétrie de contrastes et de sentiments, d’un Sturm und Drang, avec une clarté dans l’articulation que reconnaîtraient comme leur les instruments d’époque. L’approche se fait plus intimiste dans la Fantaisie en ut mineur K.475 de Mozart dans laquelle la concentration formelle, où l’inspiration se déploie comme une ellipse, s’appuie sur un retour régulier à l’un des deux foyers de sa matrice thématique. Quant à la Fantaisie en sol mineur Op.77 de Beethoven – contrairement à certains préjugés, Pierre-Laurent Aimard la tient en grande estime –, elle se distingue par la vigueur d’un élan non dénué de rhétorique et de brillant, qui se conclut sur une coda magistrale et idiosyncrasique.

Après l’entracte, le public est immergé dans les chatoiements pianistiques inspirés à Liszt par la Villa d’Este, avec la Troisième des Années de pèlerinage. La juxtaposition des deux numéros Aux cyprès de la Villa d’Este n°1 et Aux cyprès de la Villa d’Este, Thrénodie (II) S.163 n°3 prolonge l’évocation des ombres et des espaces sculptée par le clavier, contrastant avec les irisations des Jeux d’eaux à la Villa d’Este, dans une veine qui fait de la fantaisie un cahier d’esquisses poétiques. Avec Vallée d’Obermann, tirée de la Première Année (Suisse), qui referme le récital, la magnifique péroraison couronnant le balancement mélancolique de ce feuillet légendaire explicite une influence beethovénienne soulignée par l’écho de la Fantaisie qui concluait la première partie de la soirée.

En épilogue de ce voyage célébrant les noces de l’oreille et de l’intelligence, trois instantanés des Játékok de György Kurtág, dans un cisèlement qui condense toute leur sève poétique, donnent un prolongement à cette exploration d’un genre qui fait idéalement réviser les préventions contre la musique contemporaine.

GC