Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Sunwook Kim
œuvres d’Isaac Albéniz, Ferenc Liszt et Franz Schubert

Piano**** / Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 13 janvier 2023
Récital du pianiste coréen Sunwook Kim au Théâtre des Champs-Élysées (Paris)
© marco borggreve

Après son ouverture en décembre par András Schiff dans les six Concerti de Bach, la saison Piano**** se poursuit aujourd’hui avenue Montaigne avec ce récital du pianiste coréen Sunwook Kim, plusieurs fois salué dans nos colonnes [lire nos chroniques du 27 janvier 2011, des 9 et 10 octobre 2015, et du 17 novembre 2016]. Sur un Steinway préparé avec un soin louable qui autorise d’en magnifier les possibilités dynamiques tout en circonscrivant dans une douceur assez inhabituelle l’impédance propre à cette facture, l’artiste absorbe l’écoute dans les Impromptus D.899 de Schubert.

À l’impératif appel de l’Allegro moderato en ut mineur (I) répond une expressivité savamment maturée qui met à son service un moelleux indicible ainsi qu’un rubato volontiers généreux. On admire la sagesse qui domine une pédalisation économe, ne venant jamais flouter la définition ni la nuance, minutieusement conduite jusqu’à l’extinction finale. Cette qualité d’intériorité demeure dans la vertigineuse virevolte de l’Allegro en mi bémol majeur (II), à peine plus volontaire dans le marcato obstiné de sa séquence médiane. Pourtant, la nuance n’accuse point de heurt, y compris dans le respect de l’accentuation congrue, atout que confirme la tendresse irrésistible de l’Andante en sol bémol majeur (III), parfois courageusement menée aux confins du silence, bien que toujours portée par une attention subtilement phrasée au Lied. Vécue comme ballade intime, cette page cède place à la dentelle mélancolique de l’Allegretto en la bémol majeur (IV), ici d’un romantisme pudique qui ne sacrifie pas son inspiration sur l’autel de quelque trop spectaculaire virtuosité.

Des quatre Livres à former le recueil Iberia conçu de 1905 à 1909 par Isaac Albéniz, Sunwook Kim a choisi le deuxième, dédié par le compositeur catalan à la pianiste française Blanche Selva qui créera un cahier par an, au fil de l’écriture, le quatrième trois mois avant la disparition d’Albéniz. Lorsqu’elle donne le jour au Livre II, sur la côte basque à la fin de l’été 1907, quatre-vingts ans ont passé depuis la composition de l’opus 90 du Viennois : c’est donc en un pianisme tout autre que nous invite maintenant le musicien. Loin d’exaspérer le rhapsode par ce caractère paysagiste que sous de nombreuses mains l’on put goûter – au point, parfois, de craindre que certains pianistes en possédassent plus de deux… –, l’interprète cultive son approche sans déroger à sa personnalité. Moins livré que d’ordinaire,Rondeña bénéficie dès lors d’une lumière quasiment tachiste, glissée localement plutôt que sur la vastitude d’un geste d’ensemble. Cette plaisante joliesse reste de mise dans Almería, peut-être trop localement, pour ainsi dire, le jeu ne semblant guère avoir trouvé son chemin. Se gardant d’un excédent d’éclat, une attention pointilliste traverse ici Triana dont la danse refuse toute fête, préférant l’aspect rituel et magique de la pratique collective évoquée. Si ce n’est pas tout-à-fait l’attendu de ces pièces, nous préférons grandement célébrer la personnalité qui s’empare d’une œuvre plutôt que l’assignation à résidence d’un style cru immuable, l’histoire de l’interprétation, telle celle de ce que d’aucuns nomme le goût, allant son cours, fort heureusement.

Passé un dense moment de concentration, voilà que débute, pianississimo e misterioso, la Sonate en si mineur S.178 de Ferenc Liszt (1853). Au recueillement liminaire fait écho la sacralisation de l’Allegro, bientôt déchaîné dans sa ferveur. Distillant un choix rigoureux de chaque frappe, Sunwook Kim dessine un son tour à tour rugueux, caressant et sévère, qui fait fi des démesures orchestrales. Aussi est-ce dans une évanescence exquise que s’élève le Lento assai, laissant à l’energico et au grandioso qui s’ensuiventplus héroïque ciselure. La route fort accidentée de l’œuvre progresse sans qu’aucun pas n’y sourcille, jusqu’à l’hymnique Andante sostenuto, puis à la fugue, drument servie. Dans cette conception, le final est simplement épiphanique. Dans la foulée, le soliste offre en bis sa lecture d’Isoldes Liebestod aus Tristan und IsoldeS.447 (Liszt, 1858), transcendée par un lyrisme d’une liberté inouïe, sans tension. Et c’est par Träumerei de Schumann (Kinderszenen Op.15 n°7, 1838) qu’il scelle son aurevoir, tout de délicatesse.

BB