Chroniques

par laurent bergnach

récital Winston Choi et MingHuan Xu Choi
création mondiale des Douze duos de Jacques Lenot

Auditorium Debussy-Ravel / SACEM, Neuilly-sur-Scène
- 17 mai 2016
le compositeur Jacques Lenot photographié à Budapest par Bertrand Bolognesi
© bertrand bolognesi | jacques lenot (felszabadulási emlékmű, 2015)

De Jacques Lenot, né à la fin août 1945, un récital devait saluer les soixante-dix étés courant novembre 2015. Les attentats qui endeuillèrent la capitale à ce moment-là en décidèrent autrement. C’est donc six mois plus tard que le Canadien Winston Choi prend place sur l’estrade de l’Auditorium Debussy-Ravel, avec sa tablette à partitions, pour fêter celui qu’il joue et enregistre depuis près de quinze ans [lire notre chronique du 7 avril 2008 et notre critique du CD].

Si l’on met côte à côte ces deux déclarations du créateur à Franck Langlois [lire notre critique de l’ouvrage], « je n’en fais pas mystère, je compose rapidement » et « le piano m’obsède toujours », peut-on conclure que Jacques Lenot écrit dans l’urgence ses pièces pour clavier ? Ce qui est sûr, c’est que sa rencontre avec Choi, au Concours de piano d’Orléans, a relancé l’intérêt pour cet instrument délaissé après les Préludes (1996). Et le programme du soir en tient compte, n’offrant qu’une pièce d’avant 2003 qui le clôt en beauté : Six premières études (1986). Celles-ci mettent en valeur la maîtrise saisissante de l’interprète, dans des pages qui favorisent martellement, galop et collision virtuoses – pour reprendre le vocabulaire de l’auteur de Suppliques [lire notre chronique du 26 septembre 2013 et notre critique du CD].

Avec sa « formule rythmique obsessionnelle », L’esprit de solitude (2004) saisit d’emblée l’auditeur, dans l’acoustique idéale de la salle ouverte sur le ciel neuilléen. Sa fin abrupte déstabilise. Cités de la nuit (1981/2005) s’attache au souvenir des Fantasiestücke de Schumann (1837), un inventeur beaucoup joué durant l’adolescence, souvent cité depuis. Mais s’y repère l’influence d’autres maîtres, tels Webern, Debussy et peut-être Boulez. Choi y fait preuve de nuance et de souplesse. Ils traversent la nuit (2007) propose une sorte d’immobilisme tranquille qui, paradoxalement, poursuit son but et cultive l’inquiétude. Enfin, hypnotique et mystérieux à sa façon, Agalma (2008) privilégie la délicatesse souvent extrême d’un canevas fragmentaire traversé d’un leitmotiv campanaire.

Sensible à l’effroyable mélancolie de Karol Szymanowski (1882-1937), Lenot doit savourer qu’une œuvre du Polonais côtoie les siennes, ce soir : Mythes Op.30. Conçu entre mars et juin 1915, ce triptyque exploite les possibilités techniques du violon. Sur un Nicolò Gagliano de 1758, MiangHuan Xu Choi est tour à tour douce, expressive, vibrante (La fontaine d’Aréthuse), caressante, frénétique et douloureuse (Narcisse). Elle livre aussi un bercement inquiet entre un passage d’harmoniques dans l’absence du piano et un zeste de pizz’ qui mène au trait final (Dryades et Pan). Mais avant la pièce centenaire, la violoniste rejoint son mari pour la création mondiale de l’intégrale des Douze duos (2005), dédiés à l’occasion de leurs noces.

Voilà une opportunité de saisir ce qu’explore dans un tel dialogue l’architecte de La lettre au voyageur (2013) – enregistré il y a peu avec Dana Ciocarlie et Nicolas Dautricourt. L’amour est polychrome : ici, la désolation voisine avec la nervosité, le jeu avec la plainte, le babillage de l’un avec la discrétion de l’autre. Alliance oblige, on repère l’indispensable tresse de répons qui lie les musiciens, mais aussi des inversions de motifs, comme autant de points communs connus des âmes sœurs ou – mieux – insoupçonnés encore. Fonctionnant en cycle (correspondance 1-5 par la phrase descendante, 2-6-10 par l’éparpillement des fragments, 3-7-11 pour la radicalisation de la chute, et ainsi de suite), ces brefs duos sont révélateurs : le neuvième vient, en apparence, rompre un rite qu’il relance en profondeur, et le dernier, avec ses notes détachées au piano dans la main droite en imitation des pizz’ du violon, quand la main gauche chante la figure descendante, nous parle d’harmonie, assurément.

LB