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Chroniques
récital Yulianna Avdeeva
Chopin, Liszt et Wagner
Délivrant un Chopin intime dans une grande économie de son, Yulianna Avdeeva nous fait la grâce d’un piano d’une retenue sobre, engagé dans une passionnante recherche formelle, bien loin d’interprétations plus tristement sucrées ou brillamment convenues. Les deux Nocturnes Op.62 savent anticiper Debussy, hommages à la diction française, que ce soit dans la grande déclamation chantée du n°1 ou les rubati quasi-récitatifs du n°2. Sur un damasquin de miniatures vaporeuses, le jeu concentré de la pianiste exprime de la partition un désir délicat. Piani savoureux, ténuité d’un son exploré à ras de corde, résonnances expressive, générosité des basses et tissage mélodique : la palette offre à la machinerie de guerre du Steinway des couleurs de Pleyel, plus adapté peut-être au cocon de moins vastes espaces que nos salles de concerts contemporaines.
Le contraste avec le roulé-boulé du Scherzo en si mineur Op.20 n°1 n’en est que plus marqué. À un rythme infernal, dans un phrasé scandant parfois sèchement des périodes arrondies d’un vaste legato, une large gamme de micro-nuances explore des crescendos piano vers mezzo-forte hallucinants de progressivité. Peut-être à force de pianissimi la partie centrale se fait-elle un peu sourde, sans doute sous certains traits brûlants perd-on localement l’orientation. Mais tout ici est illuminé par la richesse du nuancier et la rigueur de l’inventivité.
Enchaînées attacca, les quatreMazurkas Op.33 confirment le talent de coloriste de la pianiste. Baignée dans un délicat murmure évanouissant, la première chantonne, ritournelle venue de très loin – trait que l’on retrouve au n°2, plus immédiatement assertif. Le troisième morceau prend plus clairement des allures de danse, sur une basse légère dont la scansion donne son espace à une main droite primesautière. Sur des basses parfois un peu rudes, l’ultime Mazurka est l’occasion de forts sympathiques miniatures aigus.
La Polonaise-Fantaisie en la bémol majeur Op.61 referme cette exigeante première partie. Crescendos magistraux de subtilité, nuancier d’une grande expressivité, couleurs debussyste à nouveau, dans un son souvent aussi discret que tenu, la soliste y peint avec infinie tendresse et fermeté une page d’une grande intériorité. L’après-entracte confirmera ce que nous découvrons ici : une pianiste en possession de ses moyens artistiques, engagée dans une recherche stylistique des plus intéressantes.
En abordant la seconde partie de soirée consacrée à Ferenc Liszt, tout en conservant la subtilité de sa palette, Yulianna Avdeeva déploie un son plus massif et expansif, mieux à même de témoigner des évolutions de l’engagement pianistique – et de la facture instrumentale ! – au cours du XIXe Siècle. Quatre pièces à nouveaux jouées attacca en ouvrent le programme. La Lugubre Gondole S.200 n°2 témoigne d’un travail formel délicat dans un son velouté, moissonneur d’échos lointains. Malgré tel ou tel trait marqué d’un excès de résonnances, en particulier sur des forte forts en pâte, le piano délivre un message parfois exalté, toujours délicieusement nuancé, dans un climat subtilement ascétique qui ravit. Les Nuages gris S.199 font répons en leurs premières mesures à d’autres pas dans la neige debussystes. Mais bien vite les trilles presque acides des graves ramènent au vieux Liszt. Porté à la limite de l’audible, le son est gêné par la brusque irruption d’un lointain moteur qui ne déconcentre pas l’artiste mais l’auditeur – aléas des concerts en plein air, malgré les efforts technologiques très appréciables déployés par le festival.
Sans humour inutile, la Bagatelle sans tonalité S.216a est tendrement phrasée. La touche plus marquée se marie à un legato précieux ; perlés piquants et soyeux, trilles veloutés et caressants… Pour finir, un piano plus plasticien sculpte une dynamique Rhapsodie hongroise en ré mineur n°17. Si la maîtrise explosive des forte n’est pas ici ou là sans flouter la mélodie, l’humour le dispute à la gravité, dans un éthos presque amoureux, lié par une pédale ample.
Dans un style radicalement différent, le concert s’achevait – c’est le mot ! – sur la démesure de la transcription par Liszt de l’Ouvertüre zu R.Wagners Tannhäuser S.442. Installé sur une énonciation ample et, somme toute, simple du thème dans un forte sobre et patiemment lié, la pièce s’achève sur des pages d’un furieux engagement opératique. La pianiste sait tirer avantage de la succession kitsch de la dynamique et des textures. Dans une belle réserve d’un son pourtant désormais mafflu, sur des crescendos toujours prudents mais résolus, elle s’abstient d’engorger le nappage roboratif de la partition d’un surplus de rubato. Le rendu orchestral s’impose, la mélodie, parfois dansée, parfois martiale, laisse place à des miniatures délectables, mer d’arpèges d’où, fluctuat nec mergitur, revient surgir le thème. Et l’on ne saurait reprocher quelques imprécisions, ou une main droite parfois un peu lourde sur les chromatismes descendants, à une interprétation rendant justice à l’idéalisme pianistique aussi héroïque qu’assumé de cette pièce.
En clôture de cette passionnante soirée, la belle générosité de l’artiste accorde trois bis : la Méditation Op.72 de Piotr Tchaïkovski, traversée de trilles délicieux et de forte violents dans un touché incroyable ; la Valse en la bémol majeur Op.42 de Fryderyk Chopin, servie par un son plus brillant qu’en première partie, très réjouissant dans sa profusion liquide ; la Mazurka en la mineur Op.67 n°4, du même, délivré dans un élégant rubato.
MD