Chroniques

par bertrand bolognesi

récitals Anna Bonitatibus et Patrizia Ciofi
amour et vie de femmes – héroïnes antiques

Internationale Händel Festspiele / Christuskirche am Mühlburger Tor, Karlsruhe
- 26 et 27 février 2017
le mezzo-soprano Anna Bonitatibus en récital à l'Händel Festspiele de Karlsruhe
© frank bonitatibus

Tout en offrant des productions lyriques de qualité, l’ Internationale Händel Festspiele de Karlsruhe ne cantonne pas son activité sur la scène [lire nos chroniques de Semele et d’Arminio]. L’on y dénombre trois rendez-vous de musique de chambre, quatre récitals vocaux et quelques moments sacrés [lire notre chronique de la veille]. Aujourd’hui, nous entendons le mezzo-soprano Anna Bonitatibus dans un programme Héroïnes antiques. Avec des pages italiennes dont l’influence se laisse plus ou moins percevoir chez le Saxon, il met en regard la facture händélienne d’avant Londres, à travers la La Lucrezia (cantata a voce sola « O numi eterni » HWV 146) de tradition dite romaine. Plus loin, la contaminatio stylistique n’atteint pas le classicisme de la maturité d’Händel compositeur anglais, mais le figuralisme déjà romantique d’Haydn dont deux opus concluront la soirée.

Extraite du sixième livre de madrigaux, conçu près d’un siècle avant le séjour italien d’Händel, Se i languidi miei sguardi (lettera amorosa a voce sola in genere rappresentativo) de Claudio Monteverdi révèle d’emblée ce que le cadet doit à l’illustre Lombard, notamment les accompagnati et lamenti des futurs opéras. Soutenu par Nicoleta Paraschivescu au clavecin, Anna Bonitatibus entre partition/lettre en main, avance tranquillement en chantant/lisant ce recitar cantando si caractéristique qu’elle se garde de trop dramatiser, laissant l’écoute s’imprégner d’une proximité inouïe avec chaque phrase par un travail de nuances infiniment sensible et, plus directement, une présente à l’ici-et-maintenant que magnifie l’assise technique.

Membre du Freiburger Barockorchester, la violoniste Anna Katharina Schreiber livre ensuite La Laura rilucente, sonate puisée dans l’opus 4 de Marco Uccellini, édité à Venise vers 1645. On apprécie beaucoup la mélancolie quasiment « naturelle » de l’interprétation, avec la complicité du claviériste étasunien Kristian Nyquist (qui, autrefois, vint approfondir son art ici-même, à la Hochschule für Musik de Karlsruhe). Il cède la place à Paraschivescu, lorsque le violoncelliste allemand Guido Larisch rejoint les musiciennes pour l’exécution de la célèbre cantate de 1706, La Lucrezia, écrite sur un livret de Benedetto Pamphilj, cardinal protecteur des arts qui, plutôt que de l’extrapolation augustinienne, s’inspira des récits d’Ovide et de Tite-Live. À l’impératif recitativo tragique de la Romaine déshonorée succède Già superbo del moi affano, air qu’Anna Bonitatibus entame dans une douceur folle, pleine de dangers. La charge émotive est extrême, de toute splendeur, s’appuyant bientôt sur les audaces harmoniques du jeune Händel. Le grave généreusement nourri conjugue une souple expressivité dans Ma voi forse nel cielo, récitatif-pont qui mène à une aria nouvelle, toujours plus avancée dans l’issue fatale, Il suol che preme. Sans dénaturer jamais l’impact vocal, l’artiste bondit sur une accentuation étonnante, parfois en écho d’elle-même. Plus développé, le troisième récit (Ah! Che ancor nell’abisso) montre l’italianità très imprégnée d’Händel, monteverdien à sa façon avec les inserts furioso, adagio et même aria d’un seul vers dans ce chapitre étonnant. La délicatesse des adieux (« A voi, padre, consorte, a Roma… ») conduit vers un arioso sur le fil, parfois aux confins du silence. Già nel seno comincia bénéficie d’un art tant éprouvé qui semble s’inventer sous nos yeux. La malédiction est théâtrale en diable.

Après une sonate galante de Locatelli, fort ouvragée, retour à Händel avec Semiramide riconosciuta, opéra en trois actes créé à Londres à l’automne 1733 – en fait pasticcio sur l’œuvre éponyme de Leonardo Vinci, représentée à Rome en 1729 (livret de Métastase). Anna Bonitatibus donne Fuggi dagli occhi miei, brève aria di furore idéalement servie par une gouaille populaire qui renvoie à l’original napolitain. Avant la fameuse Arianna a Naxos Hob.XXVIb:2 de Joseph Haydn, son Trio Hob.XV:1 vient articuler la distance prise d’une époque l’autre, appelant le pianoforte dans le cantabile qu’amorce le clavecin. À l’opposé de la saveur précédente, Anna Bonitatibus fond adroitement ses moyens expressifs dans une interprétation toute en retenue du premier recitativo (Teseo mio ben’, dove sei). La dentelle tendre du pianoforte dessine une cantate qui ose la fragmentation contradictoire, avec ses parties enchaînées.

Deux jours auparavant, la Christuskirche accueillait le soprano Patrizia Ciofi et l’ensemble Il Pomo d’Oro pour un récital intitulée L’amour et la vie d’une femme – il ne s’agissait évidemment pas de l’opus 42 de Schumann mais d’un florilège d’arie händéliennes, empruntant à plusieurs ouvrages (Amadigi, Giulio Cesare, Rodelinda, Siroe et Alcina). Le lecteur nous pardonnera de préférer ne s’appesantir pas sur une expérience acrobatique échouée, tant du point de vue vocal qu’orchestral.

BB