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Chroniques
récitals Dmitri Kalaschnikov et Kenji Miura
Bach, Beethoven et Franck – Franck, Liszt et Takemitsu
À dénombrer l’offre de Lille Piano(s) Festival l’on se rendra vite compte de l’impossibilité de tout en voir. Outre les concerts entrant dans les catégories jazz ou musiques actuelles pour lesquels nous nous savons dépourvus de la compétence nécessaire (peut-être pas à les écouter mais sans conteste à les chroniquer), encore convient-il d’écarter certains rendez-vous, dont pourtant nous aimerions rendre compte, parce qu’ils ont lieu en même temps que d’autres, que les distances, même minimales, entre les divers lieux sont ce qu’elles sont, enfin parce qu’à trop manger l’on n’assimilerait plus rien. Aussi s’avère-t-il nécessaire de tracer son propre parcours dans la pléthorique floraison de l’événement qu’organise, chaque printemps, l’Orchestre national de Lille. Pour ce samedi, après la fort belle méditation organistique [lire notre chronique de la veille], j’ai prévu trois récitals ; il se trouve que l’un d’entre eux doit être reporté au lendemain, portant de trois à quatre stations ma promenade dominicale et résumant à deux celle du jour.
Deux récitals, donc, donnés par des pianistes de même générations, Kenji Miura étant dans sa vingt-huitième année et Dmitri Kalaschnikov [photo] dans sa vingt-septième. Ce dernier s’exprime en l’auditorium de l’ancienne Gare Saint-Sauveur. Il est russe, de Moscou, où il fut élève de la fameuse Aкадемия Гнесиных, l’Académie Gnessine qui, depuis 1895, a formé tant de virtuoses. Après avoir obtenu son diplôme au conservatoire Tchaïkovski de sa ville natale, en 2017, il parfait son art à Londres, au prestigieux Royal College of Music, en activité depuis la même décennie que la Gnessine.
Dmitri Kalaschnikov ouvre la fête avec la Suite anglaise en sol mineur n°3 BWV 808 de Johann Sebastian Bach dont le Prélude bénéficie d’emblée d’une ornementation précise, au service d’une discrète élégance. Déjà l’on comprend la précieuse introspection qui caractérise le jeu du jeune homme, usant avec parcimonie d’une pédalisation minutieusement choisie. L’Allemande révèle une rigueur un rien hautaine, superbe de délicatesse, qui n’est pas sans rappeler Alexis Weissenberg. La différentiation des frappes est imparable, de même que ce relief exigeant qu’on entendit autrefois sous les doigts d’un Pogorelich – voilà qui n’est pas ce qu’on appellerait un héritage honteux… Après la sécheresse cultivée de la Courante, un pianississimo indicible impose une Sarabande miraculeusement intériorisée où la nuance se cisèle comme naturellement. Le soutien à peine surexposé de la Gavotte répond à un désir de simplicité qui n’a rien de simple, toutefois ; une lumière savamment vaporeuse se dépose sur la Musette. Loin de se figer dans la vélocité, aussi admirable soit-elle, la Gigue témoigne de l’inventivité de l’interprète – aucune reprise ne ressemble à une autre, bravo !
Entendit-on jamais puissance intérieure si fine dans le Moderato cantabile de la Sonate en la bémol majeur Op.110 n°31 de Beethoven ? Parfois aux confins du silence, cette lecture en porte cependant le chant, dans une ferveur quasiment religieuse, exempte de joliesse. Ici, une personnalité musicale s’impose, complexe et noble, dont l’esprit élevé habite chaque phrase. Sans robustesse excessive, l’Allegro molto déroute les habitudes d’écoute – tant mieux ! Et les premiers pas du dernier mouvement (Adagio, ma non troppo) d’alors judicieusement inviter une inflexion schubertienne, tandis que la fugue conclusive se construit dans une aura organistique, sévèrement articulée. De Prélude, Fugue et Variation de César Franck, initialement conçu pour l’orgue, nous connaissons la transcription du pianiste britannique Harold Bauer (1873-1951). Kalaschnikov l’amorce dans une sonorité mouillée, assez idéale. Mais en fin de prélude, une inversion du chemin de basse ternit cette bonne impression et, si la fugue vit fort bien sa vie, la variation accuse plusieurs inexactitudes – cet opus résiste donc à ses mains.
Après qu’en bis, le musicien russe a offert une interprétation subtile du Prélude en si mineur BWV 855 de Bach dans l’adaptation d’Alexandre Ziloti, nous gagnons le Conservatoire où retrouver la même œuvre en entrée du programme de Kenji Miura. La sonorité est copieusement pédalisée – on la pourrait dire aquatique –, la respiration plus amplement phrasée, et le jeu affirme un dense engagement, parfois au détriment de la nuance, invitant un soupçon de lyrisme mondain dans cette page échappée de l’église. Le rubato très soutenu en fin de prélude et la grandiloquence revendiquée de la transition confirment une approche radicalement différente. À l’inverse de Kalaschnikov, Miura fait encourir quelques approximations à la fugue plutôt qu’aux volets extérieurs du triptyque – décidément, Franck n’est pas des nôtres, aujourd’hui. Dans un tempo clairement cordial, la variation est emportée par une remarquable fluidité. On regrette la distillation de la mort du ressort dans une fin trop boîte-à-musique. De cet abord l’on aime la vaillance et l’expressivité, mais on lui préfère, avouons-le, la sensibilité attachante du Russe qui atteint à la poésie.
Deux pages de Tōru Takemitsu s’ensuivent. D’abord Romance, écrit en 1949 – le compositeur n’a que dix-neuf ans et la musique traditionnelle de son pays y est bien présente. Kenji Miura en gère exemplairement la résonance, dans une approche plutôt hiératique, fort convaincante. Bond dans le temps avec Rain Tree Sketch II (dont le titre s’inspiredu romancier Kenzaburō Ōe), une œuvre écrite en 1992 en hommage à Messiaen qui venait de disparaître, l’un de ses maîtres dont on entend avec évidence la féconde influence. L’artiste la livre dans un velours exquis.
Changement de climat avec la Sonate en si mineur S.178 de Ferenc Liszt dont l’omniprésent marcato fatigue quelque peu. On rêve alors d’une virtuosité invisible, à l’inverse de celle-ci. Après un passage heureux en rêverie, une sonorité plus économe fait l’avantage de la fugue. En bis, Kenji Miura remercie l’enthousiasme du public par la première des Images oubliées de Debussy – Lent (mélancolique et doux) – dont il explore savoureusement la dynamique. Il revient encore avec La fuente y la campana, premier des Paisajes de Federico Mompou, de toute beauté. Peut-être est-ce en cet univers moins spectaculaire que le pianiste a finalement le plus à dire.
BB