Chroniques

par bertrand bolognesi

Résistance féminine par María Paz Santibañez
Bartók, Benzecry, Debussy, Gorigoitía, Parra,

Pérez-Ramírez, Pertout, Tzortzis et Vilallonga
Conservatoire municipal Claude Debussy, Paris
- 10 novembre 2023
la pianiste chilienne María Paz Santibañez dans "Résistance féminine"
© patricio melo

Plus qu’un récital, voire un concert, il s’agit d’un spectacle, mis en scène par la chorégraphe Glysleïn Lefever [lire nos chroniques du Domino noir, de Roméo et Juliette et La bohème], qui pour ne se point vouloir spectaculaire toutefois tient à la fois de l’installation, de la performance et, surtout, du manifeste. Comme l’indique son nom, Résistance féminine invite le public à explorer les moments clés de l’histoire d’un mouvement, à travers une proposition visuelle signée Lorena Zilleruelo, transmise par Daniel Sandoval. Via une écran sphérique à l’aura quasi lunaire, l’œil est confronté à la détermination de femmes du monde entier contre l’oppression masculine et le meurtre. Un montage de documents, largement puisés dans les archives des pays latino-américains mais pas exclusivement, alterne le défilé de protestation et le matraquage de slogans à des moments de la vie politique officielle. Un hommage silencieux est rendu à Salvador Allende, président socialiste du Chili durant à peine vingt-huit mois et demi. Son investiture est montrée, mais encore le bombardement du Palacio de la Moneda à la fin de l’été 1973, dans lequel Allende, lâchement contraint par le coup d’état militaire que conduit Augusto Pinochet, s’est, à l’antique soit sans céder, donné la mort – la dictature prend sa succession, pour de longues décennies tueuses.

À la fin des années quatre-vingt, la pianiste María Paz Santibañez, à l’origine du projet Résistance féminine, est une jeune concertiste qui s’engage pacifiquement pour abolir ce règne qui n’en finit plus. La répression, elle la vivra dans sa chair : un représentant de ce que, d’un commun accord, l’on appelle les forces de l’ordre, la vise à bout portant. La mort ne fut guère loin, mais elle s’en est allée ailleurs chercher sa pitance. Depuis, l’artiste est plus engagée que jamais dans la dénonciation et la protestation, dans la lutte pour le respect des droits des femmes et des hommes, confiant à sa carrière de musicienne la diffusion de sa manière de concevoir le monde mais aussi les choses, enfin les relations entre les uns et les autres, entre les unes et les autres.

Entre les printemps 2006 et 2022, une stricte alternance de la gauche et de la droite mène le vaisseau chilien. Plus précisément, les mêmes leader du PSC (Partido Socialista de Chile) et de la RN (Renovación Nacional) se succèdent avec une stricte régularité : après six ans de gauche centriste représentée par le PPD (Partido por la democracia) et le président Ricardo Lagos, Michelle Bachelet remporte les élections. Après avoir été deux fois ministres de l’ère Lagos, la femme d’état d’origine française, par son trisaïeul paternel bourguignon, est présidente. Quatre ans plus tard, Sebastián Piñera lui succède, mais en 2014, Bachelet est à nouveau élue ! Qu’à cela ne tienne : le 11 mars 2018, Piñera est lui aussi de retour à La Moneda – l’histoire ne s’arrête pas là, puisque l’année dernière, une coalition de gauche y retourne, en la personne de Gabriel Boric, de l’AD (Apruebo Dignidad)… En 2014, au début de son second mandat, Michelle Bachelet – elle a également assumé des responsabilités au sein de l’ONU Femmes (Entité des Nations unies pour l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes) et sera plus tard Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme – nomme María Paz Santibañez attachée culturelle auprès de l’Ambassade du Chili en France. La musicienne s’est grandement investie dans ce poste qu’elle occupa quatre ans durant, créant une synergie nouvelle entre la vie culturelle des deux pays. Les mois d’octobre et novembre 2019 sont marqués par des manifestations à Santiago, manifestations qui ne sont dominées par aucune obédience politique et qui bientôt prennent leur ampleur au niveau national. L’inflation a mené à la colère, menant elle-même, après une phase de répression musclée, à une réforme de la Constitution et à des mesures sociales, sans pour autant que le gouvernement cède sur le principal – à savoir, le régime des retraites. Deux ans plus tard, la commémoration de l’anniversaire des événements n’ira pas sans heurts.

Fin 2019, María Paz Santibañez [lire notre chronique du 28 septembre 2013] fonde le collectif Impact Chili qui, le 1er février 2020, organise une grande journée au Théâtre du Châtelet avec exposition, débats, concerts et performances. C’est dans ce cadre qu’elle crée la Suite Impact pour piano, casseroles « et œil couvert d’un pansement, en hommage aux plus de trois cents cinquante-quatre mutilés des yeux », constituée par des pièces commandées à quatorze compositrices et compositeurs. L’aventure se présente comme un work in progress, puisque plusieurs des pages qui formeront sa version définitive demeurent en cours d’écriture. Après une citation au piano de la fameuse chanson de Sergio Ortega – El pueblo unido jamás será vencido, conçue pour soutenir Allende quelques mois avant le coup d’état, sur des paroles du groupe folk Quilapayún –, puis entre un prélude de Claude Debussy (La terrasse des audiences du clair de lune, II, 7), un extrait de Szabadban Sz.81 de Béla Bartók (Musiques nocturnes) et l’intégralité du premier livre d’Images du musicien français (Reflets dans l’eau, Hommage à Rameau et Mouvement), nous découvrons La terre est la mère d’Andrián Pertout, d’abord caressée sur le cordier puis piquée de motifs très affirmés.

Avec Hierve la noche de Cristina Vilallonga sonnent les premières casseroles de la soirée. La casserole, c’est à la fois ce qui résume la condition féminine vue par le patriarcat le plus conservateur et l’outil de la protestation du peuple lorsqu’il est muselé par les autorités – on se souvient d’ailleurs de la récente interdiction, en France, de circuler avec des casseroles et de la ruse qui consista dès lors à diffuser grâce aux téléphones portables les sons de ces instruments complices. Les mailloches frappent dru la ferraille dans Marrichihueu de Marco Antonio Pérez-Ramirez [lire nos chroniques d’Achachilas, Rimbaud, la parole libérée, Les mots et Shouting silences], quand Ojos d’Esteban Benzecry convoque plus douce cuiller de bois. Quant à lui, le Chilien Ramón Gorigoitia n’hésite pas à user du fouet de cuisine, dans Contodosinopaké, et même à faire chanter la pianiste. Enfin, nous retrouvons Hèctor Parra [lire nos chroniques d’Hypermusic prologue, Early life, Te craindre en ton absence, Tentatives de réalité, Inscape, La dona d'aigua, Les bienveillantes, La mort i la primavera, Avant la fin… vers où, ainsi que notre récent entretien avec le compositeur catalan] à travers Reñma sur des vers du poète chilien Leonel Lienlaf, en langue mapudungún : l’écriture est musclée, drue, d’une expressivité panique, comme le pourrait dire Arrabal. En regardant les tourmentes sociopolitiques, nous entendons les Images debussystes dont le grand mystère souple gagne un je-ne-sais-quoi de latent, de dangereux – tout sauf une musique de salon, assurément ! Il faudra suivre l’évolution de Résistance féminine qui attend encore les contributions de Félix Cárdenas, Jeremías Iturra, Philippe Leroux, Luis Naón, Gabriela Ortiz, Daniel Osorio, Macarena Rosmanich et Patricio Wang.

BB