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Chroniques
Radu Lupu et Claudio Abbado ouvrent le Festival de Lucerne
Brahms, Mahler et Wagner
Cette édition 2011 du festival de Lucerne s’est ouverte dans un curieux mélange des genres dont seule l’actualité a le secret, mêlant parité monétaire et divergences artistiques. Le différend artistique entre Hélène Grimaud et Claudio Abbado a donné l’occasion d’entendre le grand et trop rare Radu Lupu dans le Concerto en ré mineur Op.15 n°1 de Brahms. Le choix d’une telle partition s’accorde parfaitement avec la conception actuelle du chef italien, privilégiant le plaisir du « jouer ensemble » plutôt que le conflit soliste-orchestre. Les détracteurs de Brahms ont toujours considéré cette œuvre trop symphonique et pas suffisamment concertante. Cette caractéristique fait aujourd’hui tout l’intérêt de l’interprétation. Les sombres roulements de timbales donnent à la tonalité initiale (ré mineur) des couleurs nocturnes qui jamais ne débordent dans l’épaisseur abyssale ou métaphysique. Le parti pris orchestral refuse de contraindre le discours par le tempo et dégager des angles trop à vif. De toute évidence, Abbado exploite le pur déploiement de la pâte sonore ; la ligne musicale est guidée par l’exigence d’une liberté du son, sans rien d’extérieur. Le second thème est d’une infinie douceur, d’une nostalgie soudain ralentie par l’effet sfumato et mordoré des cordes. On oublie inconsciemment la forme sonate très régulière de ce très long mouvement. La conduite harmonique noie les transitions dans un flux continu dans lequel se place Radu Lupu.
Il est étonnant de le voir poser ses mains sur le clavier au tout dernier moment, comme pour laisser s’exprimer l’orchestre jusqu’au bout de sa phrase. Son piano est riche d’une sonorité feutrée et d’infinies blondeurs – idéales dans un tel répertoire. Par cette sorte de halo sonore permanent et son approche personnelle du rubato, l’artiste roumain est plus proche de la prosodie que de la simple interprétation. La nuance maestoso est fort nuancée, comme par exemple dans le dialogue des cors et de la petite harmonie dans l’exposé du choral, d’une justesse à pleurer. L’étirement des lignes de l’Adagio est quasi-mahlérien, le dialogue entre l’orchestre et le soliste est un miracle d’équilibre sotto voce et sur-place extatique. Ce seraient plutôt des termes picturaux qu’il faudrait utiliser pour parler de ce poudroiement bleuté, de ces notes graves horizontales et de la minéralité des cordes. La main droite dessine des volutes qui se déroulent en cascades d’arpèges. Inoubliable. Après un tel moment, le Rondo final paraîtrait presque anecdotique s’il ne traduisait pas une fois de plus la capacité de Lupu à exprimer rien de moins que son « bon plaisir ». Un autre chef aurait échoué dans la délicate entreprise d’emmener avec lui un tel musicien vers les cimes de la partition. C’est sans compter la qualité des forces en présence ce soir-là. La subtilité du piano affleure dans les moindres détails : l’élégance du rebond à la main droite dans le passage fugué, cette façon unique de convoquer les solistes, en les agrégeant autour du trille final...
En bis, l’Intermezzo Op.117 n°2, ultime prolongement et confirmation de cette capacité rare chez un pianiste à donner l’impression de créer des plans sonores dissociés, comme circulant dans un éther aérien et liquide. Un pianiste qui chercherait à imiter cet effet serait forcément vulgaire, poseur et narcissique, à vouloir rechercher en surface ce que Lupu obtient d’une tension intérieure.
La seconde partie allait confirmer les mérites de la première en portant plus haut encore le niveau d’excellence. Au programme, deux partitions « ultimes » : le Prélude de Lohengrin (Wagner) et l’Adagio de la Symphonie en fa # mineur n°10 de Mahler, comme synthèse d’une rupture esthétique et adieu à un monde désormais révolu. Abbado choisit de les enchaîner sans marquer de pause, comme pour souligner la logique musicale et philosophique qui les réunit.
Le Prélude de Lohengrin est mené d’un geste recueilli, maintenant une tension palpable et une longueur de note inédite et nécessaire. La direction de Claudio Abbado éclaire la partition d’une lumière diffuse, comme intériorisée. Ce Wagner se tient à distance d’une réalité scénique, il serait incongru de confondre les rives de l’Escaut avec le lac des Quatre Cantons. Cette approche symphonique est purement musicale, sans rien de métaphorique ou d’illustratif. Le thème passe des cordes à la petite harmonie sans que le changement de timbre marque une rupture de sens musical dans l’exécution. Les pupitres rivalisent de justesse et de cohérence sans rien de solennel ou de pesant.
Quand s’éteignent les derniers feux, les alti émergent et interrogent le silence d’une neuvième symphonie qu’on croyait définitive. Sans rien de mortifère ou d’excessivement pathétique, Abbado privilégie une finesse de son qui confine par moment à un hédonisme apaisé. L’architecture est parfaitement dessinée, emportant le flux de notes et de thèmes jusqu’à la dissolution tonale du grand accord tutti fortissimo et sa disparition progressive dans la coda. La juxtaposition des motifs et l’abandon des règles classiques font de ce mouvement une avancée vers une nouvelle perception musicale. D’un bout à l’autre de cette seconde partie, l’orchestre n’a jamais atteint de tels sommets. Inutile de préciser que le public a réagi à la hauteur de cet événement par une ovation ininterrompue et méritée.
DV