Chroniques

par bertrand bolognesi

Renaud
tragédie lyrique d’Antonio Sacchini (version de concert)

Opéra royal, Château de Versailles
- 19 octobre 2012
Christophe Rousset fait redécouvrir Renaud, tragédie lyrique d’Antonio Sacchini
© ignacio barrios martinez

Académie royale de musique, 28 février 1783. En présence de Marie-Antoinette, entourée de quelques membres de la famille royale, est créé Renaud, tragédie lyrique en trois actes d’Antonio Sacchini sur un livret de Simon-Joseph Pellegrin s’inspirant de La Gerusalemme liberata du Tasse (Torquato Tasso), une première fois mis en musique par Henry Desmarest une soixantaine d’années plus tôt, et pour l’occasion retravaillé, dans un souci de concision plus conforme à l’esprit du temps, par Jean-Joseph Lebœuf et Nicolas-Étienne Framery.

Quel plaisir d’entendre enfin l’ouvrage du Florentin, quelques six ans après la parution du livre de Georges Sauvé qui présentait la reine en championne du compositeur, dès son installation à Paris en 1781, et nous invitait alors à écrire « nous entrons dans l'infâme bourbier d'intrigues de l'Opéra de la Porte Saint-Martin, dans la suite de batailles mondaines et administratives entre détracteurs et partisans, impliquant le retard de certaines créations du maître. […] Renaud, Chimène et Dardanus n'en verront pas moins le jour, souvent grâce à l'intervention astucieuse de la reine, une protection opérant à Fontainebleau comme à Versailles […] » [lire notre critique] ! Après l’Armida qu’il fit jouer pendant le carnaval de Milan, le 11 février 1772, puis en 1780 dans une version remaniée pour Londres et intitulée Rinaldo, Antonio Sacchini fréquente une nouvelle fois les fameuses amours de la sorcière orientale et du chevalier chrétien... en langue française, cette fois.

C’est grâce aux actions conjuguées du Centre de musique baroque de Versailles, de Château de Versailles Spectacles et du Palazzetto Bru Zane que l’on découvre ce soir la première des quatre tragédies lyriques achevées qui marquèrent le séjour parisien de Sacchini, à la toute fin de sa brève existence (il mourut à cinquante-six ans). L’on comprend vite, rien qu’à écouter Renaud, la cohérence qui associe le Centre de musique romantique française à cette résurrection d’une partition qui affranchit son style en l’hybridant de préoccupations à venir – il faudrait encore quelques printemps pour que voient le jour les pièces significatives de Méhul et Cherubini dont s’annonce ici un certain muscle, quoique ne dérogeant pas à la grâce classique alors préservée de la poudre révolutionnaire. Ainsi Renaud fait-il figure de précieux entre-deux, pour ainsi dire.

À la tête des Chantres du CMBV (minutieusement préparés par Olivier Schneebeli) et de ses Talens Lyriques, Christophe Rousset affirme une tonicité toute mozartienne à l’exécution, qui s’avère d’une clarté salutaire dans les airs et d’un stylet avisé dans les récitatifs. La concentration des développements, soigneusement nuancés, absorbe l’écoute comme rarement, ainsi qu’en témoigne l’extrême attention de l’auditoire, remarquablement silencieux, dès les premières mesures de l’Ouverture. Plus contrastée se révèle la musique de ballet qui ponctue le premier acte, tandis que se déploie en début du troisième une véritable tempête d’orchestre, passionnante.

La facture vocale plonge d’emblée dans le répertoire français – nouvel exemple d’illustration dévouée dudit répertoire par une plume transalpine qui, cependant, se garde d’un respect passif puisque s’y rencontre plus d’un air à s’enfler d’une italianità reconnaissable en son intrinsèque virtuosité. De fait, il est probable que cet aspect de l’écriture de Sacchini explique en partie une certaine entrave de la déclamation – quelque chose comme du Gluck « anabolisé », osons le mot. On regrette toutefois la réunion de voix inégalement impactées et « articulées ».

À commencer par le rôle-titre, confié au timbre souvent geignard de Julien Dran, dont le chant sans consonnes chatouille l’oreille d’une pluie de phonèmes indifférenciés. Sans doute ce jeune chanteur gagnera-t-il avec le temps des atouts propres à révéler des qualités dont il ne manque pas, l’extrême précision de la hauteur n’étant certes pas des moindres. D’abord mal assurée, la prestation de Pierrick Boisseau s’impose au fil du concert pour s’avérer nettement probante en fin de parcours. On retrouve Chantal Santon dans des récitatifs rigoureusement bien visés, et un Cyrille Dubois vraiment mal disposé à faire de la musique d’ensemble. Affichant avec évidence l’abattage d’une Armide, Marie Kalinine – qui déjà chantait quelques extraits de l’ouvrage l’an dernier [lire notre chronique du 4 octobre 2011], sous la battue d’Hervé Niquet – possède sans conteste l’autorité naturelle du grand mezzo dramatique qu’elle est bel et bien. Ses moyens vocaux (riche couleur, impact généreux et puissance confortable) sont omniprésents avec bonheur. Encore lui manque-t-il de se rendre intelligible, d’ouvrir son aigu et, surtout, d’oser la nuance et le théâtre plutôt que de s’en tenir à une impédance strictement monocorde qui dessert son incarnation.

Les voix « gagnantes » de la soirée sont celles du soprano Julie Fuchs et du baryton Jean-Sébastien Bou. De ce dernier, saluons l’Hildraot dont le poème est parfaitement livré par une diction hyper-définie, autant qu’une saine homogénéité de l’impact (ferme) et du timbre (avantageusement projeté) sur l’ensemble de la tessiture. De la première, qui campe Mélisse et une Coryphée – brillantissime Que l’éclat de la victoire conclusif ! –, énoncer les vertus nous mènerait à demain ; voilà une jeune artiste qui trouve un chemin confondant de facilité dans des parties qu’elle orne d’une lumière luxueuse, d’un legato admirable, d’une émission saine, mais encore d’un chant scrupuleusement exact, autant qu’agile et diablement musical, et d’un dire irréprochable.

BB