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Chroniques
Rencontres musicales Georges Enesco
lauréats du concours international de chant 2016
Coquette grimée en canaille, la fête est toute belle en la salle Colonne ! Aux côtés des très renommées cantatrices Viorica Cortez et Leontina Văduva, notamment, les lauréates du concours international de chant Georges Enesco 2016 ont en effet célébré de manière bien vivante, c'est-à-dire un peu nostalgique et très juvénile, deux génies musicaux du siècle dernier venus à Paris de Roumanie : George Enescu (1881-1955) et Dinu Lipatti (1917-1950). En puisant chez ces immenses compositeurs encore trop rares sur nos scènes, mais aussi dans l'art lyrique français, les belles surprises n'ont pas manqué de la part de ces bons loustics franco-roumains (toutes origines confondues à l'exception, fort savoureuse comme par devoir à sa truculente patrie, d'une Belge !). En chantant le proche passé et le présent comme un âge d'or, cette manifestation émanant d’une quatrième Rencontres Musicales Internationales Georges Enesco tient la forme !
Tout commence dans le Silence (1905) d'une chanteuse plantée raide, déjà morte... Non, non, rien de si pathétique en réalité ! Après une entame certes sobre, à travers quelques ribambelles debussystes, le jeune Enescu sait écrire une mélodie chantante et au dernier repli « d'une suprême défaillance » (poésie d'Albert Samain) fondamentalement roumaine peut-être, en tout cas élevée au-dessus des mots dès lors que « la lampe douce se consume ». Les mérites de ce lyrisme insondable sont bien exposés, tout d'abord dans une émission comme en cercles concentriques, par le soprano Sarah Defrise, Grand Prix de la Mélodie Contemporaine qui démontrera un peu plus tard un vrai don pour le répertoire moderne (et même une sacrée frite, si l'on osait ainsi signaler son origine bruxelloise).
Les poèmes de grande qualité (Rimbaud, Eluard et Valéry) montent ensuite comme du lierre avec les quatre mélodies pour voix et piano (1945) de Lipatti. Entre mélodie et Lied, le soprano Leontina Văduva trouve la juste intonation dans L'amoureuse fort piquante et impressionne également avec Capitale de la douleur. Le terrain de Sensation et Les pas est accidenté pour un autre invité de prestige, Daniel Magdal, ténor tenace, héroïque par la suite dans la plaisante prière du Cid (1885) de Massenet mais ici défroqué à l'entrée difficile, semblant marcher sur des œufs. Verlaine lui va tout de suite mieux, de par une prise originale des alexandrins de Green (1941), puis la formule géniale, aussi curieuse qu'excellente, du poème Le piano que baise une main frêle (1941 également, et toujours mis en musique par Lipatti).
Avec le timbre et la ferveur d'une tragédienne, Antonia Cosmina Stancu, Grand Prix Opéra (ex-aequo), fanfaronnerait presque dans Le désert (1898). Et le public d'admirer le lyrisme d'Enescu exprimer l'immensité et la justesse du sujet versifié par Jules Lemaître. En seconde partie de soirée, dans l'air des lettres du Werther (1892) de Massenet, le charmant mezzo roumain, au ton déjà bien expérimenté à travers le grand répertoire lyrique, fait montre d'un naturel enviable pour toute maison d'opéra.
Entre-temps s'est ouverte la large plage contemporaine.
D’Henri Nafilyan, Nuits à Aix-en-Provence (1976), est la découverte d'un lyrisme nouveau, inspiré et évident, grâce au timbre cristallin et à la diction aisée de Sarah Defrise. Alors surgit le comique dans une scène de la folie moderne, dialogue révolutionnaire entre soprano et piano d'un humour solide et féroce. Parole et Palindrom est l'acte original d'un créateur sans doute à part, le compositeur Liviu Dănceanu, et un éclatant défi bien relevé par Jennifer Courcier, Grand Prix Georges Enesco 2016. Puis, nous est offert en création mondiale l'étonnant Carmen est maigre, composé par Thierry Huillet – également formidable pianiste ce soir, en alternance avec Alina Pavalache. Ce curieux blason de l'héroïne de Mérimée oscille entre romantisme et éclats de colère par un possible Don José de nos jours, très bien campé par Daniel Magdal. Gonflé de reproches et de commentaires, l'œuvre ne manque pas d'idées et incite à en découvrir plus.
Soudain le choc provient d'un a capella fantasque, tonitruant et déjanté. Sarah Defrise s'est lancée dans la délirante série d'attitudes physiques et vocales Pub 2 de Georges Aperghis. Performance à tout casser, ovation exceptionnelle !... L'intrépide brunette ira encore plus loin après l'entracte, pour remporter un véritable triomphe avec l'air de Thérèse dans Les mamelles de Tirésias de Poulenc. Le chant reste clair au travers d'un numéro époustouflant, littéralement gonflé de joyeuse hystérie et de créativité comique. Sur le même fil, énergique et sémillante en robe émeraude légère signée Coppélia Pique, Jennifer Courcier brille d’un chant assez magistral dans des extraits de Café-Théâtre de Michel Decoust. La voix humaine paraît même transcendée dans cette brève comédie étrangement réjouie, cet audacieux jeu de dictée avec le piano du talentueux Thierry Huillet. Ancienne danseuse, la jeune Parisienne apporte aussi un jeu de scène rafraîchissant à Comment, une valse ? (Henri Nafilyan, 2014). Un peu plus tôt, elle signe aussi une jolie incursion dans l'univers ravélien par l'air de la Princesse extrait de L'enfant et les sortilèges.
Seconde création mondiale de la soirée, Ombres et lumières pour mezzo-soprano, chœur et piano de Jean-Christophe Rosay, est un tour de force lyrique aux élans liturgiques, aux échos slaves et au chant lunaire interprété de manière pleine de vie et féérique au final par Antonia Cosmina Stancu. Le chœur Madrigal de Paris est l'autre talent essentiel à cette intrigante ronde nocturne ainsi ouverte : « L'ombre est belle / Et la nuit palpite dehors... ».
Enfin, en guise de grand final, signalons d'ultimes mélodies d'Enescu en roumain ou en français. Eu ma duc, codrul ramane (Je pars, les forêts restent) de 1917, ainsi que, parmi ses Sept chansons de Clément Marot (1908) sont offertes par Daniel Magdal, Jennifer Courcier, mais aussi, et surtout, par les irréductibles, vibrants et mémorables fidèles d'Enescu que sont Leontina Văduva, passée par une belle bouffée d'air chaleureux de Massenet, Il est doux, il est bon tiré d’Hérodiade (1881), et le légendaire mezzo Viorica Cortez à la voix lumineuse, surnaturelle, fidèle toute sa vie à un fabuleux sens mélodique. De magnifiques dernières notes par Alina Pavalache... et à tous et à toutes, sans oublier l'ingénieuse mise en espace par Anda Tăbăcaru-Hogea, mulțumesc !
FC