Chroniques

par gilles charlassier

Requiem
spectacle de Stéphane Braunschweig

Opéra national de Bordeaux / Grand Théâtre
- 20 janvier 2023
à Bordeaux, Stéphane Braunschweig met en scène le REQUIEM de Mozart
© éric bouloumié

L’extension du domaine de la mise en scène ne se contente plus des oratorios et autres passions à la vis dramatica plus ou moins latente. Depuis le spectacle de Romeo Castellucci [lire notre chronique du 3 juillet 2019], le Requiem KV 626 de Mozart constitue un nouvel exemple de l’élargissement du répertoire d’un théâtre lyrique à des objets musicaux que rien, ni dans la forme, ni dans le fond, ne destinait aux planches. Certes, l’ultime opus du compositeur autrichien, dont la commande fut longtemps embrumée de quelques mystères et le manuscrit, interrompu par la mort, complété par ses élèves, fournissant matière à diverses spéculations musicologiques multipliant les visages possibles de l’œuvre, possède une aura singulière qui dépasse le genre de la messe des morts. C’est en s’appuyant sur son potentiel symbolique qu’Emmanuel Hondré et l’Opéra national de Bordeaux ont voulu porter un projet en phase avec les préoccupations écologiques que la folie consumériste de notre époque a rendues critiques. L’intérêt du pari de ne prélever aucun matériau nouveau dans l’écosystème pour cette production – une première pour une maison d’opéra française – tient surtout au fait que la limitation de l’empreinte de cette contrainte se retrouve dans l’expérience du spectateur, témoignant – et c’est sans doute l’essentiel – que les pratiques artistiques et leur qualité ne sont pas inéluctablement condamnées à une aliénation énergivore.

À l’inverse de l’approche de son confrère italien qui inscrivait le Requiem dans une démarche eschatologique dépassant les limites de la partition, Stéphane Braunschweig [lire nos chroniques d’Elektra, Jenůfa, Norma et Eugène Onéguine] s’appuie exclusivement sur cette dernière, dans l’état conservé par la tradition, avec une approche que l’on pourra qualifier d’abstractionnisme littéral, au plus proche de la traduction émotionnelle par la musique du rituel funèbre. Sur un espace scénographique délimité par des rideaux de tulle blanc, de simples cercueils de bois clair reposent au sol, tandis que du chœur augural se détache une figure en perruque et vêtement XVIIIe d’albâtre : l’intervention solo du soprano, confiée à Hélène Carpentier, avec une innocence dans le timbre qui ne se corsète pas dans la naïveté, est l’apparition de Mozart lui-même, figure à la proue du collectif comme dans la peinture historique postrévolutionnaire, qui s’effacera après les premières mesures du Lacrymosa, les dernières de la main du compositeur ne se résumant pas à des esquisses.

L’évolution des géométries chorales, en amphithéâtre autour du parterre de bières, sur une estrade réunissant celles-ci comme un radeau post-apocalypse lors du Dies irae, le contraste entre voix masculines et voix féminines dans la tourmente du Confutatis, le dialogue entre solistes et ensemble, participent d’une dialectique enchaînant les tableaux comme autant d’allégories. Avec la poussière cinéraire sur les épaules, que réfléchissent les lumières lactescentes de Marion Hewlett, les costumes dessinés par Thibault Vancraenenbroek peuvent renvoyer aux stigmates de la guerre ou du terrorisme sans inutilement appuyer de référence contemporaine.

À la fin du Lacrymosa, les voiles tombent et laissent apparaître une enceinte spéculaire, tandis qu’ayant laissé le manteau de Mozart Hélène Carpentier rejoint l’anonymat vestimentaire. Le panneau central de ce vaste miroir s’incline pendant le Sanctus pour ériger, dans une illusion d’optique, une croix de catafalques de fortune, avant de pencher encore davantage à l’heure du Lux aeterna et d’opprimer une foule qui, penchée sur les caisses funéraires, semble fuir vers l'avant de la scène et clamer secourance. L’appel des âmes trépassées rejoint celui de la détresse de notre humanité espérant rédemption face à l’irréversibilité écologique, refermant un parcours allégorique dont l’intelligence et l’intelligibilité ne font pas transgresser l’incarnation des idées et des émotions au delà des limites de la scène.

La direction de Roberto Gonzáles-Monjas se révèle au diapason du principe qui meut l’ensemble du spectacle, en s’appuyant sur une balance de la plasticité des tempos et des textures, fidèle voire systémique, entre élans choraux et ressacs plus intimes. Des pupitres de l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine se distinguent les trombones, et plus particulièrement son élément solo Éric Coron qui assume avec un relief inaccoutumé une bonne partie de la conduite mélodique de la soirée, au risque d’un déséquilibre patent avec des cordes quasi anémiées et des bois (clarinettes et bassons) plus discrets, par contraste. Préparé par Salvatore Caputo, le Chœur bénéficie d’une mise en valeur exceptionnelle et tire parti de ses hétérogénéités pour animer le propos dramaturgique. Quant aux solistes, outre la noblesse déjà mentionnée d’Hélène Carpentier dont on apprécie la maturation [lire nos chroniques de Die Schöpfung et d’Ariane et Barbe-Bleue], saluons la vitalité de l’éclat mozartien du ténor ukrainien Oleksiy Palchykov [lire notre chronique du 18 février 2013], tandis que la définition du baryton-basse Thomas Dear, non dénué d’élégance, se dilue parfois dans la mobilité acoustique du spectacle [lire nos chroniques de Richard III, Arabella, Le prophète, Semiramide, Amelia goes to the ball, Guillaume Tell et Hamlet], à l’opposé de Fleur Barron qui accuse quelque peu sa présence dramatique en même temps que l’émission de son mezzo [lire nos chroniques de Nabucco, Eugène Onéguine, Madama Butterfly, L’incoronazione di Poppea et La demoiselle élue]. L’essentiel de ce Requiem reste, plus encore que l’initiative inédite, son aventure collective.

GC