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Chroniques
Riccardo Chailly dirige l’Orchestre du Festival de Lucerne
Opus 47 de Sibelius (Daniel Lozakovich) et Opus 45 de Rachmaninov
La nouvelle saison de la Philharmonie de Paris est largement ouverte, avec la reprise des concerts depuis plusieurs semaines. Ici, le bouquet 2024/25 dégage plusieurs horizons, puisqu’il célèbre à la fois le trentième anniversaire de la Cité de la musique, première des salles de ce complexe, réalisée par Christian de Portzamparc et inaugurée en janvier 1995, les cent cinquante ans de la naissance de Maurice Ravel (7 mars 1875 : un mois après la première du célèbre Opus 21 de Lalo et quatre jours après celle de Carmen à la salle Favart), la même année qu’Alfano, Glière, Kreisler et Henriette Renié, le centenaire de Pierre Boulez sans qui le lieu lui-même n’aurait sans doute pas vu le jour, enfin les dix ans de l’édifice de Jean Nouvel, accessible au public depuis janvier 2015.
Loin de ces festivités diverses, profitons du passage par Paris de l’Orchestre du Festival de Lucerne pour retrouver Riccardo Chailly qui commençait à nous manquer. Nulle commémoration au programme du jour, ni dans les dates des compositeurs à l’affiche ni dans celles des œuvres qu’on y donne, le fait de jouer ceci ou cela, et en tournée, répondant à bien d’autres contingences. Deux grandes œuvres au menu : le Concerto en ré mineur Op.47 (1905) de Jean Sibelius et les Danses symphoniques Op.45 (1940) de Sergueï Rachmaninov.
Le maestro milanais engage avec un soin positivement précieux les pas préludant à l’Allegro moderato du concerto, favorisant d’emblée un équilibre qui vérifie d’un bout à l’autre de l’exécution la mise en valeur de la partie soliste. Non sans une certaine gloire, le jeune Daniel Lozakovich affirme un son qui chatoie, qu’il manie dans une élégance ténue et une précision sans faille. L’expressivité domptée de son approche répond à un impact plutôt intime avec lequel le chef compose habilement. Si l’effectif requis par Sibelius demeure sage, il n’entrave en rien le goût de demi-teintes savantes, développé dans le corps du mouvement où l’on apprécie d’excellents pupitres, dans une inflexion clairement symphoniste qui profite d’un élan fort inspiré. Aux flamboiements de la petite harmonie, excellente, répond l’âpre velours des cordes graves et la lumière inouïe des violons et des altos. On apprécie plus particulièrement le très gracieux duo de bassons, proprement soyeux, et la vive clarté du solo d’hautbois. Ces moments se prolongent dans le début de l’Adagio di molto qui avance d’abord dans un échange en traits par duos (clarinettes, hautbois, flûtes) qui n’est pas sans rappeler la manière de Tchaïkovski. La prudence zélée de Chailly autorise le chant souverainement introspectif du violoniste. Sur le fil, Lozakovich lance la danse fébrile de l’Allegro conclusif, ma non tanto, où l’on goûte la belle santé des cuivres et la ferme densité des cordes. Sans qu’il y aille d’une véritable bévue, demeure un sentiment de manque à l’écoute de cette interprétation : le son du soliste est fort beau, oui, mais sans le souffle qui aurait pu faire décoller de la salle de concert.
C’est à la tête du Philadelphia Orchestra que, le 3 janvier 1941, le chef hongrois Jenő Ormándy fit naître les Danses symphoniques de Rachmaninov, écrites durant l’été précédent. De toujours à notre panthéon parmi les œuvres du compositeur russe, ces trois épisodes bénéficient ici d’une approche splendide. Outre la très haute qualité de l’Orchestre du Festival de Lucerne, en grand effectif, il y a la saine malice avec laquelle en use Riccardo Chailly. Sous son geste, la première danse (Non allegro – Lento – Tempo primo) profite de chaque pupitre, toujours adroitement défini, dans un sens du relief qui éclaire aussi bien la munificence des cuivres que le poudroiement des harpes. Plusieurs traits ravissent, du solo velouté de Femke IJlstra (saxophone) au doux piano d’Enrico Maria Cacciari, venu comme du lointain rehausser discrètement la chaleureuse ferveur des cordes. On n’en finirait plus de congratuler les musiciens, tous issus des plus prestigieuses formations symphoniques et réunis pour le meilleur dans le beau projet de Claudio Abbado. L’alternance des sonneries de cuivres et du moelleux d’une amorce de valse est un bonheur à soi seul, dans la danse médiane (Andante con moto), qui marie les souvenirs de Moussorgski et de Tchaïkovski. On ne résiste pas, pourtant, à féliciter le premier violon, Raphael Christ, qui donne le frisson, ou encore Miriam Pastor au cor anglais. La souplesse bénie du phrasée de Chailly magnifie tant le jeu des timbres que la générosité du pas, cycliquement entravée par la sonnerie évoquée plus haut, comme en une digne contrariété à la franche réjouissance. Voilà, assurément, LE moment de ce concert ! Certes, la plasticité inégalée que musiciens et chef cultivent pour la dernière danse (Lento assai – Allegro vivace – Lento assai – Allegro vivace) est magnifique, Chailly semblant chanter chaque instrument avec une vigueur savoureuse, quand bien même est-ce encore l’obsédante prose des morts, variée jusqu’au masque, qui vient une nouvelle fois hanter l’imaginaire de Rachmaninov (Dies iræ), mais indéniablement la Valse nous habitera longtemps.
À l’enthousiasme d’un public heureux les artistes répondent par une friandise supplémentaire : nous entendons le rare Scherzo en ré mineur de 1888, première page orchestrale d’un Rachmaninov de quatorze ans admirateur de Mendelssohn, de Bach et de Beethoven, qui ne l’entendrait cependant pas de son vivant – la pièce fut jouée pour la première fois à l’automne 1945. La prestesse qu’y invite Riccardo Chailly génère un frémissement rare dont Jacques Zoon (première flûte solo) relève le gant avec génie !
BB