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Chroniques
Riccardo Muti joue le Requiem de Verdi
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, Wiener Philharmoniker
Après les avoir grandement appréciés hier, en fosse, sous la direction d’Ingo Metzmacher pour l’Œdipe d’Enescu [lire notre chronique de veille], nous retrouvons au matin les excellents Wiener Philharmoniker à la Großes Festspielhaus de Salzbourg, pour un hommage à l’un des illustres enfants du pays, Herbert von Karajan (1908-1989). Aux musiciens sont associés les choristes de la Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor et quatre voix solistes, pour donner la Messa da Requiem écrite dans les derniers mois de 1873 et les premiers de 1974 par Giuseppe Verdi, à la mémoire de l’Alessandro Manzoni.
Quelques semaines après la lecture hautement spirituelle et presque austère qu’en signait Fabio Luisi au Bregenzer Festspiele [lire notre chronique du 22 juillet 2019], Riccardo Muti engage le concert dans une conception fort différente de cette page sacrée. Si le Génois tournait le dos à la dimension théâtrale de l’œuvre, concentrant son approche dans une essence religieuse, il revient au Napolitain d’engager son interprétation dans la nature opératique de ce Requiem très dramatique, dont les parties vocales surviennent comme des rôles. Tandis que la version précédemment entendue nourrissait un certain détachement au monde dès les premiers pas, prenant de plus en plus de distance sur la durée, avec cependant quelques épisodes tragiques, celle d’aujourd’hui s’inscrit résolument dans l’ici-bas, réservant l’élévation à ses derniers temps.
Dans une salle comble – on a même ajouté trois rangs de chaises de chaque côté du proscénium –, c’est la tradition lyrique verdienne qui domine, avec un Introït puis un Kyrie infiniment expressifs, servis par une dynamique fort mobile et de volontaires aléas de tempo. Le surgissement du Dies Irae prend des atours apocalyptiques, dans cette option qui exacerbe les effets et profite en gourmand de la vaillance roborative des forces chorales. Dans ces contrastes extrêmement toniques, l’intervention des quatre trompettes hors scène crée, entre salle et plateau, une électricité stimulante proche de la terreur. La reprise cyclique du thème monte en puissance mélodramatique sans laisser entrevoir de limite à son expansion. À ces géniales épouvantes répondent des cordes profondes et soyeuses, des cuivres pleins, un équilibre pupitral exemplaire sur lequel Muti s’appuie avec avantage. Peu à peu, le théâtre commence à reculer, délaissant la peur pour un amble plus confiant. À la fraîche fugue du Sanctus succède le subtil contrepoint du violoncelle solo de l’Agnus Dei, par exemple, indicible moment de grâce. Avec le Crucifixus l’exécution entre définitivement en l’église, comme le confirme le dépouillement des répliques chorales du leste Libera me dont les quatre bassons font merveille. Après qu’une ultime velléité cultellaire ait encore coloré le retour musclé du Dies Irae dont elle ploutait vigoureusement le fugato, la sagesse cultuelle a gagné la partie – « …et lux perpetua luceat eis ».
Si le Requiem entendu au bord du lac de Constance donnait à penser que la ligne de soprano était plus théâtrale que les autres, celui-ci dément cette impression : Krassimira Stoyanova s’avère relativement sobre bien qu’intensément présente, affirmant une voix plus large que celle qu’on lui connaissait jusqu’alors. Si le tutti la couvre quelque peu lorsque la phrase sollicite le grave, la scansion, sur une seule note, révèle néanmoins une belle autorité dans ce registre [lire nos chroniques de La Juive, Eugène Onéguine, Otello, Der Rosenkavalier, Die Liebe der Danae et de la Messe D.950]. Le plus engagé dans le théâtre de cet opus est assurément Francesco Meli, très incisif qui lance hardiment le Kyrie. À partir du Quid sum miser, le ténor cultive plus délicatement l’art de la nuance, jusqu’à révéler ensuite un timbre plus chaud – partant qu’il est sans conteste malaisé de chanter cela à onze heures du matin, la relative crudité des commencements n’est point irrémissible. L’amélioration se confirme avec le raffinement de son Hostias et la douceur troublante du Crucifixus [lire nos chroniques de Falstaff, Maria Stuarda, Anna Bolena, La traviata, I due Foscari et Giovanna d’Arco]. Anita Rachvelishvili prête l’onctuosité et l’ampleur de sa voix à la partie d’alto [lire nos chroniques de La fiancée du Tsar, Le prince Igor, Aida, Samson et Dalila à Paris et à Monte-Carlo]. Souveraine, la caresse du chant agit comme un baume – une bénédiction, s’il faut sacrifier au vocabulaire de circonstance –, comme la tendresse du duo féminin au Recordare. Sa contribution au Lacrymosa vient rédimer les emportements liminaires – rien ne saurait être comme avant. Enfin, la basse Ildar Abdrazakov amène le recueillement, logé dans le velours du grain, tout au long du concert [lire nos chroniques de Norma, Ivan le Terrible par Valery Gergiev et par Tugan Sokhiev, de Faust, Don Carlo et Don Carlos].
À midi et demi, standing ovation !
BB