Chroniques

par bertrand bolognesi

Richard III
opéra de Giorgio Battistelli

Grand Théâtre, Genève
- 22 janvier 2012
Richard III, opéra de Battistelli d'après Shakespeare, à Genève
© gtg | yunus durukan

Après le Vlaamse Opera (Opéra des Flandres, à Gand et Anvers), où il fut créé en 2005, puis Strasbourg qui en donnait la première française (Opéra national du Rhin, 2009), c’est Genève et son Grand Théâtre qui reçoit aujourd’hui Richard III, ouvrage lyrique de l’Italien Giorgio Battistelli. De ce compositeur dont le catalogue affiche de nombreuses pièces pour le théâtre, nous ne connaissions, avouons-le, que Keplers Traum (1990), brève scène chantée qui affirmait déjà une fantaisie toute personnelle. Ce soir, nous découvrons une œuvre autrement aboutie qui s’approprie magistralement l’une des plus sombres tragédies de Shakespeare.

Dès les premiers pas de deux actes formidablement dense s’impose une écriture musicale inventive, profuse et envahissante qui prend à bras le corps son sujet. L’emploi d’un chœur invisible et d’une voix de contreténor en fosse dans l’intrigante métaphore du Prologue (la chasse au sanglier) tisse un fascinant effet de vertige qui happe d’emblée l’écoute et l’attention. Touffue, la faconde de Battistelli ose l’omniprésence, un flux qui ne tarit jamais, quand bien même l’opéra lui-même nous transporte plus au théâtre qu’en son genre, alors qu’on y chante sans cesse, y compris si l’on parle. Généreuse, cette veine formidable, à se situer toujours dans l’excès, s’intrique étroitement à la source dramatique qu’honore un livret drôle et féroce autant que poétique conçu en langue anglaise par Ian Burton. Et ce sens aigu de la scène, le musicien l’affine plus encore dans deux passages à se suivre : le calme troublant – l’unique de la partition – du défilé des spectres juste avant l’ultime bataille (Ghosts visit Richard and Richmond) qui situe la malédiction hors de l’urgence générale, cette bataille elle-même, ballet cruel et violemment rythmique. De fait, le tableau conclusif du second acte – « a horse, a horse, my kingdom for a horse » (n°6) – bouleverse en ce qu’il interroge jusqu’à la faculté du public à s’attendrir sur la défaite du tyran. Quant à la septième scène (The Coronation of Henri VII), bouclant dans l’étrangeté le chœur latin du commencement, elle est le chef-d’œuvre des deux heures et demie intenses qui la précèdent.

Si nous ne sommes pas toujours sensibles aux habitus créatifs du metteur en scène Robert Carsen, souvent dispersés tout autant que systématiques (relevant parfois du motif, quand ce n’est du tic), il faut saluer la pertinence et l’acuité de sa réalisation de Richard III. La production (celle de la création) est remarquablement concentrée, avec son cirque qui n’est pas sans évoquer (de loin) l’illustre Globe Theatre de Southwark. La piste s’avère un inépuisable réservoir de terre rouge qui favorise une incessante surenchère sanguinaire en ne la circonscrivant jamais dans une représentation trop réaliste par laquelle l’objet théâtral sortirait de l’élégant leur enfantin qui l’anime. Ce dispositif, où évolue un chœur de melons et parapluies échappé de la City, fait la part belle à une direction d’acteurs rigoureuse, exigeante, diablement jusqu’au-boutiste.

Encore faut-il indiquer que l’extraordinaire volubilité de la vocalité convoquée par Battistelli induit forcément une posture que ni la mise en scène ni les chanteurs ne peuvent ignorer. En cela, l’écriture pourrait bien avoir fait sienne (pour la bonne cause, bien sûr) la prépotence du criminel boiteux ! Aussi conviendra-t-il de saluer l’efficience du plateau vocal qui compte plus d’une vingtaine de rôles distribués à une quinzaine de gosiers. Si aucun ne démérite, certains tiennent plus durablement l’oreille. Ainsi de Bénédicte Tauran en Elisabeth (la colère explosant contre son rejeton est un moment pétrifiant), de Marion Amman en Lady Ann (saine ampleur de l’émission) et de Renée Morloc en attachante Duchesse d’York. Côté messieurs, le jeune Thomas Dear (Archevêque, Assassin) donne envie de l’entendre dans une partie plus développée, le Catesby avantageusement timbré de David Adam Moore convainc aisément, tandis qu’Urban Malmberg campe un Buckingham idéal. Encore faudrait-il citer le solide baryton Bruno Balmelli en Hastings. Se jouant sans faillir d’une incarnation musicalement et théâtralement écrasante, Tom Fox se révèle un immense Richard, en adéquation absolue avec la nature excessif de l’ouvrage.

À la tête des artistes du Chœur du Grand Théâtre (préparés par Ching-Lien Wu) et des instrumentistes du Basel Sinfonietta, l’excellent Zoltán Peskó – à qui l’on doit des enregistrements notables de Dallapiccola, Feldman, Petrassi, Lutosławski (outre Bartók et la musique hongroise en générale, sans oublier l’orchestration de Salammbô de Moussorgski) – magnifie d’un talent sensible les qualités de ce Richard III mémorable.

BB