Chroniques

par bertrand bolognesi

Richard Strauss et Franz Schubert
Marek Janowski dirige l’Orchestre de Paris

Salle Pleyel, Paris
- 13 mars 2014
Richard Strauss (1864-1949) photographié par Edward Steichen en 1905
© edward steichen | richard strauss, 1905

Il y a cent-cinquante ans Richard Strauss naissait à Munich. L’œuvre du grand héritier de la tradition romantique austro-allemande sera célébré de par le monde durant toute l’année 2014. Aussi l’Orchestre de Paris prévoyait-il de lui consacrer une entière soirée. La méforme du soprano Anja Harteros en décidait autrement. Le remplacement des Lieder orchestrés par l’Inachevée de Schubert semble inviter à un prochain rendez-vous avec le maître de Garmisch.

Entre l’ample soir straussien et la fougue du jeune homme, le menu du jour effectue un grand écart. Marek Janowski retrouve la formation lutécienne pour Tod und Verklärung Op.24, poème symphonique écrit en 1889. Il en amorce l’exécution en grand secret et trace d’un précieux fusain un relief d’une délicatesse inouïe. Une extrême finesse expressive est mise au service d’une lecture concentrée, dénuée de tout spectacle inutile. À l’irrésistible tendresse du Largo succède la verve tendue de l’Allegro molto agitato, « bataille » dense dont le chef ne laisse rien choir. La réalisation est simplement magistrale, de la frêle pastorale de flûte sur les cordes obstinées jusqu’au lyrisme subtil qui survient comme de lui-même, avec un naturel confondant. À un art de la nuance qui se décline sans ostentation répond la crudité de certains amalgames par lesquels le novateur confronte une faconde venue d’autrefois. Un alliage mahlérien suspend l’ultime Moderato jusqu’au dernier tutti, accord prolongé d’une fiabilité rare.

Quittant les rives de l’Isar pour celles du Danube, Marek Janowski donne ensuite la Symphonie en si mineur D.759 « Die Unvollendete » composée par Franz Schubert en 1822 – c’est-à-dire à vingt-cinq ans : l’âge de Strauss lorsqu’il termine la Tondichtung précédente. L’appel contenu des contrebasses impose dès les premiers pas une gravité recueilli à l’Allegro moderato. Le lyrisme du violoncelle solo ne s’enfle d’aucune surenchère : bien au contraire, c’est une caresse endeuillée qui semble surgir de l’interprétation. La ciselure de l’Andante gagne une lumière pâle, douceur un rien mouillée dont les traits solistiques paraissent venir d’un très lointain sommeil – d’un autre monde, peut-être.

Après l’entracte, rejoignons Richard Strauss octogénaire. La guerre s’achève enfin, non sans détruire au passage les grandes cités allemandes. De ces Metamorphosen Op.142 Janowski ouvre le feu par un tir extraordinairement ténu, puis laisse poindre peu à peu un soleil chatoyant ; le sourire las de l’âge, bien sûr, mais encore l’adieu serein, loin de l’âpreté première. Par un travail d’orfèvre il fait chanter l’œuvre comme personne, avançant dans un frémissement de plus en plus libre que la modulation plongera dans la tragédie de l’Histoire. Toute dolorosa qu’elle soit, la fin ne se départit pas de sa dignité – aucun pathos dans cette immense nostalgie où la citation funèbre de la Troisième de Beethoven pose son « unanswered question » à l’avenir.

Une trentaine de secondes de silence après l’ultime résonance, ce n’est pas tous les jours : cela suffit à dire la grande tenue de ce concert, donné par un orchestre en pleine possession de ses moyens – voilà qui confirme sa belle prestation de la semaine dernière [lire notre chronique du 6 mars 2014].

BB