Chroniques

par hervé könig

Rivale | Rival
opéra de chambre de Lucia Ronchetti

Staatstheater, Brunswick
- 6 décembre 2017
"Rivale", nouvel de chambre de la compositrice romaine Lucia Ronchetti
© thomas m.jauk

C’est à Brunswick, qui compte une programmation contemporaine particulièrement riche, que nous découvrons Rivale, nouvel opéra de chambre de Lucia Ronchetti (née en 1963), commande de la Deutsche Staatsoper (unter den Linden) de Berlin qui la créait le 8 octobre, en coproduction avec le Staatstheater de la cité nordique où l’ouvrage est aujourd’hui repris.

Pour cette œuvre destinée à la seule voix de mezzo-soprano, accompagnée par un alto soliste et un ensemble de cuivres et de percussions métalliques, la compositrice romaine s’est penchée sur un personnage de la Tancrède d’André Campra [lire notre chronique du 13 avril 2014]. Sa nouvelle œuvre lyrique puise donc sa source dans le livret de 1701, signé Antoine Danchet (1671-1748), dramaturge qui fournit matière aux musiciens français de son temps [lire nos chroniques d’Idoménée et des Fêtes vénitiennes]. L’invention de Clorinde concentre en un seul être deux inclinations du cœur, l’amour et l’honneur, rendues antagonistes par les circonstances, comme c’est souvent le cas dans la tragédie classique. Danchet se réfère directement au célèbre épisode de La Gerusalemme liberata du Tasse (1581), musicalement illustré par Monteverdi dans son Combattimento di Tancredi e Clorinda (1624). Sur fond de croisade, la rencontre entre le chef de guerre Tancrède et la princesse sarrasine Clorinde, valeureuse amazone en lutte pour son peuple contre les étrangers qui assiègent Jérusalem, fait naître un amour qui, dès lors, n’est vécu que dans son impossibilité.

L’opéra dure environ une heure, articulé en trois grandes scènes à l’expressivité superlative. Le rideau s’ouvre sur la captivité de l’héroïne dans le camp chrétien et son tourment amoureux envers l’ennemi. La partie centrale la transporte dans une forêt enchantée, celle du magicien Isménor. C’est un lieu magnifique et terrible où rêves et cauchemars se parlent avec une force libre, belle et d’autant plus terrible. La forêt est incontestablement le moment clé de Rivale, lieu de toutes les émotions, faux-serments, exaltations folles, renoncements, obsessions, miroir exponentiel d’une âme en perdition – il n’est peut-être pas indifférent que l’époux de la musicienne soit le psychanalyste Marco Innamorati… Pour finir, nous assistons au duel des amants, la jeune femme se dissimulant sous l’armure d’Argante, soldat-fantôme derrière lequel masquer ses sentiments pour vaincre l’envahisseur. Rituel presque érotique, la bataille mène à la mort.

Lucia Ronchetti [lire nos chroniques du 23 septembre 2006, du 26 septembre 2012 et du 10 mai 2017] a construit la partition sur une relation intime au texte original qu’elle a elle-même condensé. Avec salves de cuivres martials et affrontements percussifs vigoureux, l’instrumentarium qu’elle a choisi reflète le combat intérieur de Clorinde. Elle y invite plusieurs références au passé – Janequin et Geminiani traversent la forêt onirique, Biber, Padovano, Scheidt sont au cœur de la bataille, mais on perçoit aussi des réminiscences de Purcell, Mahler, Verdi ou Händel, et même Whole Lotta Love, chanson du groupe Led Zeppelin (1969), lorsque Clorinde se bat contre Isménor. Pourtant, une véritable cohérence stylistique s’impose, dans cette riche oscillation entre les souvenirs baroques, notre histoire musicale et une contemporanéité décalée en ce qu’elle préfère côtoyer le rock.

Dans la réussite de cette création, il semble impossible de dissocier la finesse d’écriture de la compositrice et l’interprétation complice d’Amira Elmadfa, jeune mezzo-soprano très charismatique, totalement engagé dans son incarnation. Pour une chanteuse, les exigences du rôle ne sont peut-être pas vraiment ce qu’on appelle un cadeau, et pourtant elle transforme ces difficultés en atouts. Du cri de guerre à la mélopée langoureuse du désir, de l’invocation gutturale de l’honneur à une cantilène d’adieu, face à la mort, l’artiste révèle une Clorinde prise dans une passion impérative. La souplesse de la voix et la puissance évocatrice du timbre conjuguent leur effort à un vrai sens de la scène, une présence d’actrice qui bouleverse toute la salle.

Sous la direction très précise de Max Renne, dix musiciens issus du Staatsorchester Braunschweig livrent une exécution intense de Rivale, avec leurs instruments mais aussi en jouant de leur pas et en criant parfois. Objet d’un soin particulier, la partie soliste de Sara Kim à l’alto mène l’auditeur vers la naissance du sentiment – elle est cette accroche tendre à Tancrède. Il faut dire que le groupe intervient en interaction directe avec la chanteuse, sur la scène. On les verra parfois comme des soldats – les siens ou d’autres qui la menacent –, la section de cuivre pouvant même figurer un double étrange de Clorinde.

Directrice artistique du Staatstheater de Brunswick, Isabel Ostermann signe un travail sensible qui fait d’abord confiance à la musique et à la chanteuse. Dans le décor dépouillé (une structure métallique, une armure dans une vitrine, etc.) de Stephan von Wedel qui a également imaginé la robe noire d’un hier sans date, la metteure en scène mène l’action hors des clichés. La scène de bataille bénéficie de la science d’Irene Selka aux lumières. L’intensité de cette heure en compagnie de Clorinde laisse des traces indélébiles.

HK