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Chroniques
Roberto Devereux ossia Il conte di Essex
Robert Devereux ou Le comte d’Essex
Après les très populaires Manon Lescaut et Butterfly, le réseau Gaumont Pathé Live retransmet Roberto Devereux en direct du Metropolitan Opera. Peter Gelb, son directeur général, avait promis au public la trilogie des reines Tudor de Gaetano Donizetti. Après Anna Netrebko en Anna Bolena (2011), Joyce DiDonato en Maria Stuarda (2013), c’est finalement Sondra Radvanovsky qui interprète Elisabeth I aujourd’hui, avec l’exceptionnelle performance d’avoir incarné avec un immense succès les trois souveraines belcantistes au cours de cette même saison.
De nos jours, Roberto Devereux est, bizarrement, très peu donné en France. C’est donc avec une certaine curiosité que les amateurs se pressent à ce qu’ils espèrent être à nouveau une représentation historique, comme la première du 25 mars dernier à New York. En 1977 au Festival d’Aix-en-Provence, Montserrat Caballé donnait une leçon de chant en immortalisant Elisabetta, aux côtés du jeune et fougueux José Carreras dans le rôle-titre, comme en témoigne la retransmission télévisée disponible sur YouTube. Depuis, on n’a quasiment jamais représenté chez nous l’opus réputé le plus difficile des Tudor donizettiennes, sauf à Marseille en 2011, en version de concert où Mariella Devia campait la reine vierge [lire notre chronique du 27 novembre 2011].
Roberto Devereux fut créé en 1837 par un Donizetti accablé de malheurs familiaux. Au cours de l’année 1836, il connaît la douleur de perdre père et mère, puis son troisième enfant, enfin sa femme en 1837, dans Naples décimée par le choléra. L’opéra des émotions, comme il le dit lui-même, semble avoir été maudit. En fait, l’ouvrage fera le tour du monde avec un immense succès. Il faut dire que la partition est forte et envoutante, sans aucun temps mort. C’est vraiment celle des passions, avec ce double drame de la jalousie et de la trahison. Comme nous le rappelle l’host de ce soir, la très élégante Deborah Voigt, il faut de plus, à l’instar d’Il trovatore, rien moins que les quatre plus grands chanteurs du monde pour soutenir le défi d’une écriture belcantiste acrobatique.
Autant le dire, nous sommes comblés par cette indispensable nouvelle production du Met'. Dès les premiers accords enflammés d’un orchestre impétueux et énergique, magistralement dirigé par Maurizio Benini, nous entrons de plein feu dans l’intrigue. La mise en scène spectaculaire de David McVicar s’appuie sur un décor unique, bordé de colonnades et d’un balcon. Cette grande pièce d’apparat est assez macabre, d’un style fidèle à l’époque élisabéthaine. Elle s’ouvre vers une crypte encadrée de l’archange Gabriel et de l’ange de la mort. Comme toujours, le travail de l’Écossais est empreint d’une forte théâtralité. Aucun geste n’est laissé au hasard. Les chanteurs sont des tragédiens qui jouent leurs rôles avec le même niveau d’excellence qu’exige leur prestation vocale. Les passions sont exacerbées et les gros plans, inestimables, de la caméra restituent à merveille la violence et la brutalité des rapports complexes entre les personnages. L’autre innovation de McVicar est une mise en abyme surprenante de l’œuvre. Dès le début, des spectateurs en costume d’époque sont installés sur les côtés et sur le balcon. Ils assistent à la représentation en manifestant leurs émois et en applaudissant les caractères à leur entrée. Petit à petit, ce public se mêle habilement aux courtisans : ce sont les choristes de l’opéra.
En Elisabetta, rôle écrasant de soprano dramatique aux coloratures meurtrières, Sondra Radvanovsky est exceptionnelle de vérité et de virtuosité. Son maquillage spectaculaire fait référence à l’état d’une reine de soixante-neuf ans, vieillie et malade que l’Étasunienne habite à souhait. Vocalement, cette voix très particulière, avec ce bronze dans sa partie centrale qui n’est pas sans rappeler Maria Callas, est superlative. Elle surprend par la tenue de la ligne de chant, les extraordinaires ornementations et la puissance des aigus. Ses airs sont des modèles d’engagement et de réussite dans un rôle particulièrement ardu et suicidaire.
Elīna Garanča est, comme toujours, extraordinaire [lire notre critique du DVD Anna Bolena, ainsi que nos chroniques du 16 juin 2013, du 23 juin 2014, du 17 avril et du 20 décembre 2015]. Alliée à un jeu de scène particulièrement efficace, la somptuosité de la voix, fort sollicitée dans l’aigu, fait merveille. On ne vante plus ses qualités d’actrices et sa beauté idéale pour caractériser Sara, duchesse de Nottingham.
Son mari, trompé par épouse et meilleur ami, c’est le grand baryton polonais Mariusz Kwiecień – récemment applaudi en Zurga ici-même [lire notre chronique du 16 janvier 2016]. La voix est d’airain et l’acteur émouvant à faire frémir l’ange de la mort. Il triomphe aisément d’un rôle particulièrement ingrat et difficile [lire notre chronique du 18 juin 2009]. Une légère réserve sur le Roberto un peu désincarné de Matthew Polenzani qu’on aurait souhaité plus engagé, à l’image du flamboyant Carreras de 1977. Le Nord-américain, pourtant rompu au bel canto, déçoit un peu en comparaison des prestations exceptionnelles de ses collègues. La voix reste belle et les ornementations exemplaires mais, une fois de plus, le rôle-titre se fait voler la vedette par Elisabeth I qui, en toute logique, devrait donner son nom à l’opéra.
MS