Chroniques

par bertrand bolognesi

Roméo et Juliette
opéra de Charles Gounod

Opéra de Rouen Normandie / Théâtre des arts
- 13 juin 2023
Éric Ruf met en scène "Roméo et Juliette" de Gounod à Rouen
© marion kerno | agence albatros

Après avoir monté Roméo et Juliette, la fameuse pièce de Shakespeare, à la Comédie Française il y a cinq ans, Éric Ruf, qui en avait alors signé non seulement la mise en scène mais encore la scénographie, accepte d’investir les cinq actes de l’ouvrage lyrique de Charles Gounod, créé à Paris en 1867. Passant d’un genre l’autre, c’est laisser à la musique le soin du temps et aux forces chorales prévues par le compositeur le jeu de tension entre les familles ennemies. En décembre 2021, le spectacle coproduit par l’Opéra de Rouen Normandie, le Teatro Petruzzelli de Bari, le Washington National Opera et l’Opéra Comique, est présenté salle Favart dans la même scénographie que celle réalisée pour la salle Richelieu. Avec le printemps, l’aventure reprend à Rouen, pour quatre représentations.

Reconstituer une Vérone de légende, ou encore se mettre à la place de Shakespeare qui en aurait rêvé en imaginant l’œuvre, n’était pas le propos de Ruf, dont nous avions apprécié Pelléas et Mélisande [lire notre chronique du 9 mai 2017]. D’emblée s’impose une ville du Sud, sans doute plus au sud encore de cette Italie-là, comme le suggère la lumière de Bertrand Couderc sur les immenses façades au délabrement fécond, persiennes toujours closes pour ne point laisser entrer la chaleur. Omniprésente, la pierre évoque à la fois le temps du drame et celui du dramaturge britannique, avec des bas-reliefs émoussés par l’âge et des vestiges de corniches Renaissance, mais aussi un héritage plus ancien encore, celui dans lequel Shakespeare puisa sa matière, peut-être, voire celui des passions les plus tragiques que regarde un fronton de colonne antique. D’autres éléments invitent cependant l’heure de Gounod : certains ornements sculptés en série fleurent leur XIXe siècle, de même que les larges lavabos du bal ou celui, réduit, de la cellule de l’ecclésiastique, lorgnent vers notre aujourd’hui. Par un mouvement des parois habilement machinées, les espaces nécessaires à chaque acte sont inventés en quelques secondes, jusqu’à la crypte où reposent d’inquiétantes momies arborant riches parures accueillant le trop tard réveil de la jeune épousée.

On pourrait croire les costumes de Christian Lacroix échappés d’un film sur les luttes entre résistants et collabo’ dans la France des années quarante (Lacombe Lucien de Louis Malle, par exemple), les scènes de bal montrant néanmoins des vêtures féminines moins contemporaines, vaguement campagnardes. Mais les batailles au couteau, pantalons de velours et bras de chemise, renvoient assez à une imagerie sicilienne. Un décor ne fait pas tout, aussi esthétique soit-il, même doté de telle garde-robe et d’aussi savant soleil de théâtre, avec ses ombres tranchées. Si la production bénéficie encore de la chorégraphie de Glysleïn Lefever, c’est la direction d’acteurs très précise d’Éric Ruf qui magnifie ces éléments. Ainsi signe-t-il un Roméo et Juliette d’une cohérence indéniable, proche de la légende, de la pièce et de l’opéra auquel il ne se soumet pas, s’ingéniant plutôt à le transcender.

À la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, on retrouve avec bonheur le talentueux Pierre Dumoussaud, très à son aise dans ce répertoire, comme le prouvait encore son Hamlet à la Bastille [lire notre chronique du 11 mars 2023]. Tout en assumant les éventuels excès d’un format instrumental souvent généreux, le jeune chef cisèle adroitement chaque trait et maintient remarquablement le chant de la fosse dans une densité si habitée qu’il l’élève au rang de personnage – le destin, peut-être. Mener si puissamment les musiciens, c’est inviter les chanteurs à donner, donner toujours plus : sans jamais les couvrir, Dumoussaud sait les si bien stimuler qu’ils livrent ici le meilleur d’eux-mêmes.

Ainsi apprécie-t-on le ténor idéalement belliqueux de Julien Henric en Tybalt et le Stefano scéniquement gracile et copieusement timbré quant à la voix de Bruno de Sá – excellente idée que d’avoir confié le rôle de l’adolescent au contre-ténor brésilien [lire notre chronique d’Alessandro nell’ Indie] ! Le baryton-basse fort confortable de Jean-Fernand Setti convient parfaitement à Capulet, imposant vocalement et physiquement [lire nos chroniques de Tosca, Frédégonde et Lucia di Lammermoor]. Égal à lui-même, Jérôme Varnier prête un organe décidément de plus en plus affirmé à Laurent. D’un contralto présent et d’un legato flatteur, Sarah Laulan campe une Gertrude à la fois robuste et souple [lire nos chroniques de Die Dreigroschenoper, Ariadne auf Naxos et Suor Angelica]. Fermeté et musicalité font les charmes du Mercutio très engagé et convainquant de Philippe-Nicolas Martin, dont la couleur vocale est particulièrement attachante.

Outre la belle prestation des artistes du Chœur Accentus / Opéra de Rouen Normandie, dirigés par Christophe Grapperon, on peut compter sur le couple-titre pour ravir l’écoute et les yeux. La clarté confondante du ténor Amitai Pati donne à Roméo tout ce qu’on en attend, qu’il s’agisse d’aigus bien amenés ou d’homogénéité de la tessiture sur tous les registres. Une onctuosité toute personnelle vient orner les moments les plus tendres. Quant au soprano ukrainien Olga Kulchynska, il livre une Juliette vaillante qui fait largement oublier ces fragiles pinsons auxquels le rôle fut souvent confié à tort. Agilité et vigueur sont au rendez-vous de cette voix riche [lire nos chroniques de La bohème, Die Zauberflöte, Le conte du tsar Saltan et Ariodante]. Enfin, encore faut-il dire la qualité de diction qui nous est offerte ce soir, quelle que soit l’origine géographique des chanteurs.

BB