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Chroniques
Roméo et Juliette
opéra de Charles Gounod
« Mélodrame de pacotille » selon George Bernard Shaw, Roméo et Juliette de Charles Gounod est en effet présenté sous un jour d’abord tape-à-l’œil à l’Auditorium Bastille, quelques jours après la reprise rouennaise de la production d’Érif Ruf pour la salle Favart [lire notre chronique du 13 juin 2023]. L’éclair initial lancé par l’Orchestre de l’Opéra national de Paris envoie déjà un signal peu véhément, de même que le Chœur maison paraît engourdi quand a trop vite disparu la belle et sombre ambiance pestilentielle du lever de rideau, évoquant la Vénétie médiévale plongée dans l’obscurité. Pour tout décor, une énorme machine centrale pivotante, à la Robert Lepage, et rien moins que la réplique du grand escalier du Palais Garnier, avec son envers beaucoup moins chic.
Conçue par Bruno de Lavenère [lire nos chroniques de Philémon et Baucis, La donna del lago, Faust, Dante, Akhnaten, Peter Grimes, Phaéton, Lancelot, Armide et On purge bébé], la tournette est de toute beauté ; esthétiser semble même le parti pris général de Thomas Jolly, aux deux premiers actes du moins, sous l’éclat des lustres, l’effervescence d’une longue farandole à l’avant-scène et le clinquant des masques et tenues d’Arlequin aux tons rouges et noirs. Les costumes de Sylvette Dequest vaudrait même une expression de Zola : « une vieille collection d’emporte-pièce pour les paillettes »… De cette fausse fantaisie, le bal masqué paraît triste, bien que les chorégraphies modernes, signées Josépha Madoki, commencent à faire mouche dans l’épaisse atmosphère de fête baroque aux larges effets lumineux ou gestuels (boule disco, lancer de cotillons, etc.).
« Eh bien ! Cher Pâris, que vous semble ? »… « Richesse et beauté tout ensemble » : de beau bois, voici bien les premiers solistes, assurément mélodieux, c’est-à-dire le ténor Maciej Kwaśnikowski en Tybalt [lire nos chroniques de la Messe D.950, Salome, Tristan und Isolde et Hamlet] et, en Pâris, le baryton Sergio Villegas Galvain. Natte blonde et robe blanche, le soprano Elsa Dreisig figure d’abord, face au Capulet efficace du baryton Laurent Naouri, une Juliette gracieuse aux vocalises ravissantes, jeune femme tendue, mal engagée dans une aventure sans grande surprise dès lors que le mélodrame ressemble, à un feuilleton sentimental presque caricatural, dans la veine shakespearienne populaire cultivée au théâtre par le metteur en scène [lire nos chroniques d’Eliogabalo, Fantasio et Macbeth Underworld]. Néanmoins, la direction musicale de Carlo Rizzi le bonifie en apportant la vivacité requise pour la ballade de la reine Mab, excellemment servie par le baryton Huw Montague Rendall, Mercutio agité à souhait [lire notre chronique d’Ariadne auf Naxos]. Dès lors, le succès n’en finit plus, à travers les parties les plus proches de l’opéra-comique, l’ariette valsée de Juliette, ainsi que la finesse soyeuse du premier duo amoureux. Sans mystère se poursuit l’intrigue mal troussée par les librettistes Barbier et Carré pour la création en 1867, appuyée de mièvrerie passagère et de probable abus de tournette jusqu’à la cavatine de Roméo, bien rythmée en fosse et au chant bien posé. Souvent près d’embrasser le vaste public, ne serait-ce que par le regard et le jeu, le ténor Benjamin Bernheim [lire nos chroniques de Lady Macbeth de Mzensk, Œdipus Rex, Salome, Fierrabras, Otello, Manon, Faust, Werther et Messa da requiem] croule sous les ovations, comme après Ah, lève-toi, soleil ! – baigné par un puits de lumière très réussi, éclairage inventif, et généreux jusque dans l’intimité, signé Antoine Travert.
Fiévreux à souhait, le duo conséquent offre le lyrisme exceptionnel et bien attendu du couple légendaire. Encadrée par un chœur maître de la partition, haletant puis véloce, la brève irruption du jeune baryton Yiorgo Ioannou en Grégorio est savoureuse, d’un abord vif et franc [lire nos chronique d’Il Nerone et de La scala di seta]. De même, la Gertrude du mezzo Sylvie Brunet-Grupposo se montre moins truculente que grand félin. Et si, aussi extatique que harmonieux, le Roméo de Bernheim triomphe bel et bien à l’Acte II, le Frère Laurent de la basse Jean Teitgen, aussi puissant que clair, s’arroge le III de fabuleuse manière. Le Gounod gothique s’accentue jusqu’à l’air délicieusement mozartien de Stéphano, magnifié par le mezzo Lea Desandre.
De duo en duel, la pression monte dans d’impressionnants tableaux que sculpte la lumière, plus proches de la foi des personnages que du précédent faste féérique de Vérone et de son menaçant milieu interlope, croisé sur le grand escalier. Au quatrième acte, l’enchaînement entre l’air de bravoure Amour, ranime mon courage et le ballet de mariées-martyres offre la bénédiction de la soirée, de par les transitions très bien maîtrisées par le chef italien [lire nos chroniques de La rondine, La fanciulla del West, Cavalleria rusticana, Gala du ROF, Cendrillon et La gazzetta]. Ainsi, sans avoir vu une forêt en marche ou une tempête pouvant incarner le plus grand théâtre de Shakespeare, il reste finalement, à l’heure tragique de la mort des jeunes amants, l’impression d’avoir vécu ici un miracle avant tout musical.
FC