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Chroniques
Rusalka
opéra d’Antonín Dvořák
Sont-ils vilains, ces esprits qui hantent les eaux dormantes ! La tradition slave montre volontiers terribles et cruels ces ondins qu’à la fonte des glaces il est fermement déconseillé d’aller réveiller. Les noyés font leur famille, c’est bien connu ; gardez-vous d’approcher de trop près lacs et marais, de peur de rejoindre bientôt cette lugubre parentèle. Et qu’en est-il de ces frêles rusalki dont la pâleur dans l’assaut d’un vent souvent trop frais inspire la pitié des paysannes qui délaissent intentionnellement quelque étoffe au dehors, à la nuit tombante ? On les put dire filles des profondeurs, voire progéniture maléfique des ondins malveillants, mais les fêtes païennes qui leur sont associées – d’ailleurs souvent récupérées par association dans le calendrier liturgique chrétien – les révèlent clairement comme des âmes errantes, celles de jeunes femmes tuées par l’amour, c’est-à-dire l’infidélité des hommes, la plupart du temps. La hargne vengeresse prenant masque avenant, aux garçons de ne pas donner trop d’emprise aux forces du printemps à l’abord des marécages…
Entre la tradition orale slave et les précieuses collectes de contes par Božena Němcová (1820-1862) et Karel Erben (1811-1870), le jeune poète Jaroslav Kvapil (trentenaire à l’orée du nouveau siècle) n’eut que l’embarras du choix lorsqu’il décida de se pencher sur le mythe, brouillant un peu plus encore les pistes par la fréquentation d’autres sources, comme l’Ondine du Baron Fouqué (1811). Prit-il connaissance du drame inachevé de Pouchkine – le duel fatal que l’on sait en interrompit la rédaction le 29 janvier 1837 –, La Rusalka ? Peut-être… En tout cas, cette figure du monde slave excite la veine volontiers fantastique des musiciens romantiques, puisque dès 1814 Ernst Hoffmann compose un opéra d’après le conte de son ami Fouqué, de même qu’en 1848 Alexandre Dargomyjski s’empare des fragments pouchkiniens pour sa Rusalka qu’il termine sept ans plus tard.
Romantique, Antonín Dvořák ? Si les sujets « nationaux » (dont on peut considérer qu’à sa manière fait partie la mythologie) jalonnent l’art tchèque de la fin du XIXe siècle, par-delà son esthétiqueRusalka semble plus appartenir à l’Art Nouveau. Créé en 1901, l’ouvrage côtoie le surgissement d’une architecture largement Jugendstil, qu’il s’agisse des Dům Peterka et Nováků, galeries marchandes de la place Venceslas et de la rue Vodičkova, ou du Palač Topic, maison d’édition dans la Národní Trida qui mène précisément au Théâtre national de Prague où eut lieu la première. Voilà qui n’échappe pas au metteur en scène suisse Dieter Kaegi qui, sans s’adonner à une orgie décorative 1900, inscrit discrètement son travail dans cette mouvance – ainsi la balançoire chantournée de lianes aquatiques où apparaît l’héroïne renvoie-t-elle autant aux motifs végétaux de l’ébénisterie de l’époque qu’à la croyance ancestrale selon laquelle les rusalki tressaient de tels berceaux où suspendre leurs avantages pour guetter les damoiseaux.
Loin de la distance muséale de Jim Lucassen [lire notre chronique du 30 septembre 2010], de la psychanalyse d’hypermarché de Robert Carsen ou des rites sexuels contemporains de Jossi Wieler et Sergio Morabito [lire notre chronique du 21 juin 2013], cette coproduction de l’Opéra de Monte-Carlo et du Staatstheater Nürnberg explore sans ostentation les symboles, ne regardant guère la légende depuis l’ici-et-maintenant dit rationnel mais bien plutôt notre monde avec l’œil du conte. Vilains, les esprits des eaux dormantes, disions-nous ? Se situant au cœur du mythe, le spectacle fait parfaitement entendre un livret qui désigne l’âme humaine comme la plus noire création terrestre. Plus loin, c’est le concept d’âme lui-même qui est mis en doute, mieux valant en être dépourvu que d’avoir à la maintenir hors du péché, nous dit-on. Au couple dénudé – les danseurs Ophélie Longuet et Konstantin Neroslov – qui se baigne durant l’Ouverture de nous convaincre du contraire, dans une édénique séance de photo à l’arrière-scène, quand meurt le duo vocal.
Et quel duo ! Le Prince éternellement coupable est admirablement campé par Maxim Aksenov, jeune ténor russe à l’aigu extrêmement lumineux, et l’on retrouve Barbara Haveman dans le rôle-titre : la voix s’affirme désormais plus large, le legato somptueusement conduit. Encore sont-ils eux-mêmes portés par un plateau de choix : timbre généreux et chant intelligemment expressif de l’excellente basse Alexeï Tikhomirov, au service d’un Ondin des grands soirs, voix-fleuve d’Ewa Podleś en Ježibaba – une composition à faire trembler –, sans oublier le baryton letton Valdis Jansons, presque « italien » en Garde-forestier (ici le régisseur technique de la noce avortée), plus que convainquant avec une émission des plus fermes, sa projection sans effort et le sain naturel de sa présence scénique. S’ingéniant activement à faire sonner toutes les couleurs de l’écriture de Dvořák, avec un lyrisme de bon aloi, Lawrence Foster mène adroitement l’Orchestre Philharmonique de Monte Carlo vers une fosse chatoyante et dramatique.
BB