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Chroniques
Rusalka
opéra d’Antonín Dvořák
En se montrant autant douce rêveuse que forte tête à l’écoute de son cœur d’or, la jeune ondine se distingue nettement parmi les personnages de ce conte de fées lyrique d’inspiration tchèque (Karel Jaromir Erben), germanique (Friedrich de La Motte-Fouqué) et scandinave (Hans Christian Andersen). Rusalka veut le meilleur de deux mondes (humain et surnaturel), dualité clairement montrée comme fondamentale pour toute l’œuvre dans la mise en scène efficace, sensible et audacieuse que signe Nicola Raab [lire nos chroniques de Francesca da Rimini, Semiramide et La Wally] pour cette entrée au répertoire de l’Opéra national du Rhin.
L’action se déroule de manière classique, suivant le découpage narratif en trois actes. Les décors de Julia Müer prennent vie à grands renforts de vidéo très poétique (mer, forêts, paysages désertiques... mais aussi une histoire de couple, parallèle d’un féminisme schématique), réalisées par Martin Andersson, tout en représentant les lieux du drame selon une esthétique noir et blanc parfois proche du Bauhaus (la maison bourgeoise aux lignes épurées). Peu meublée, à part un lit le temps de présenter le milieu originel de Rusalka et un peu de son enfance par un grand raccourci, la scène accueille des lumières généreuses de Bernd Purkrabek, subtilement accordées à l’évolution impressionnante des forces symphoniques de Dvořák qui dépeignent les tourments des âmes perdues, à travers l’ombre épaisse ou derrière quelque porte monumentale, êtres fantastiques pour certains, tous d’apparence commune dans les sobres costumes de Raphaela Rose, contemporains.
En vertu de prodigalité théâtrale, sur une figure s’accumulent des traits contradictoires : ainsi la magicienne Ježibaba, par définition sorcière au comportement ricanant et maléfique, intervient pour offrir son aide, en blouse d’infirmière. Surprenant ! Mais, en geste et en intention, la représentation demeure juste. Tandis que Rusalka se présente à cette mystérieuse alliée, avec beaucoup d’embarras, comme une ondine, il convient bien qu’une grande queue de poisson se montre subitement à la place de ses jambes. Ces réactions, parfois très poussées, étonnent de prime abord, mais demeurent toujours conformes au récit d’une quête au-delà des mots, des contingences, de la réalité... Par une scénographie concentrée, fouillée et fidèle aux mythologies nordique et slave, presque en dépit des apparences, la grandeur de cet opéra donne toute sa mesure dans la vigueur de l’entre-deux des mondes.
Mais la magie opère surtout grâce à l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, majestueux sous la direction précise d’Antony Hermus [lire notre chronique du 18 fevrier 2013]. Avec une animation grandiose et un soin aussi délicat que vital des airs, la richesse de la partition est rendue de si belle manière qu’on rêverait de pouvoir la retrouver à volonté, en disque, avec aussi, probablement, le soutien remarquable des principaux chanteurs de cette production. Le ténor Bryan Register (Prince) signe une performance de demi-dieu, atteignant une magnifique modestie au final alors qu’il a relevé auparavant les défis de noblesse, de terreur et d’allant de ce rôle exigeant [lire nos chroniques des Troyens et de Tristan und Isolde]. D’un effet tout de suite impérial, la basse wagnérienne d’Attila Jun (Vodnik, le maître des eaux) garde le meilleur pour la toute fin, crémeuse sous l’orage orchestral concluant l’ouvrage [lire nos chroniques de Siegfried, Götterdämmerung et Don Giovanni]. Agréable et émouvant à deux enseignes (Garde forestier et Chasseur), le ténor Jacob Scharfman se pose comme révélation masculine de la soirée.
Conçue comme le revers de Rusalka, la Princesse étrangère donne la chance d’écouter le soprano Rebecca von Lipinski, touchant et enflammé jusqu’à l’ardent duo d’amour de la fin de l’Acte II. Mieux encore, après l’avoir chantée à Glyndebourne cet été [lire notre chronique du 11 juillet 2019], le contralto Patricia Bardon rend Ježibaba bel et bien vivante par ses élans lyriques et l’intensité dramatique [lire nos chroniques de Serse, Adriana Mater, Giulio Cesare in Egitto, Ariane et Barbe-Bleue, Der Ring des Nibelungen et Radamisto]. Enfin, Pumeza Matshikiza, le soprano vedette [lire nos chroniques des 1er février et 6 avril 2016], tient sa plus belle réussite à ce jour en cette Rusalka racontée comme le séjour d’un ange déchu au bord d’un lac invisible. La voix garde son épaisseur particulièrement, ravissante, et elle suit le lourd chemin émotionnel avec la puissance et la retenue nécessaires pour émouvoir. Les airs donnent beaucoup de satisfaction, à commencer par le Chant à la lune, popularisé sur toute la planète.
FC