Chroniques

par françois cavaillès

Rusalka
opéra d’Antonín Dvořák

Opéra national du Capitole, Toulouse
- 9 octobre 2022
Stefano Poda met en scène "Rusalka" (Dvořák) au Théâtre du Capitole (Toulouse)
© mirco magliocca

Pour son entrée au répertoire de l’Opéra national du Capitole, le chef-d’œuvre d’Antonín Dvořák (1841-1904) a inspiré de fantastiques visions au très créatif Stefano Poda. Et il n’y a que la vérité du spectacle pour envisager dans quels coins de l’imagination du démiurge italien – il signe costumes, décors, lumières, chorégraphie et mise en scène – put naître sa fervente Rusalka.

L’ondulation du Prélude, au charme mélodique romantique, y rencontre le décor cubique montrant en coupe une grande verrière au-dessus d’un sol inondé, parsemé de corps étalés en symétrie et orientés tels des lotus vers la vive lumière blanche du zénith. Une étonnante performance de nage synchronisée est offerte par des êtres improbables, vraisemblablement des roussalki sorties des profondeurs du fleuve se chauffer sous la lune, qui frémissent en cadence avec le tapotis musical : c’est la fête des nymphes au chœur juvénile, joyeux et mystérieux, que livrent Sveltana Lifar (mezzo), Louise Foor et Valentina Fedeneva (soprani). Les ritournelles de la fosse, savamment dirigée par Frank Beermann des plus infimes délicatesses jusqu’à l’extase lyrique, activent, comme par un ample mouvement de machine, les danseurs de plus en plus valeureux. Puis les voilà qui reculent et s’agglutinent en une monumentale statue, pour l’entrée de l’Ondin tenu ferme par le baryton Alexeï Isaev, d’un timbre égal et rond à l’expressivité souvent véhémente, jusqu’au risque de caricaturer le personnage. Vient le tour du rôle-titre drapé de blanc, voilé dans une beauté de madone, de pénétrer le bassin, sous un rayon de gloire. Typiques du travail de Poda, deux gigantesques mains blanches descendent lentement pour un peu se tourner, peut-être en quête, vers le public. La fantasmagorie n’a d’égale que la puissance du soprano d’Anita Hartig (Rusalka), déjà choquée devant les vues discordantes de son père.

Le premier arioso d’amour, chanté à genoux, dispose d’un orchestre gracieux et expressif sous un éclairage plus intense, si bien que le lyrisme de Dvořák trouve son parfait condiment. Et lorsque grandit la force des désaccords entre Rusalka et l’Ondin, le fol imaginaire du metteur en scène se déploie sur des hauteurs encore plus impressionnantes, en trois dimensions et sur plusieurs plans de réalité, avec à peine davantage d’audace que de pertinence... jusqu’au final limpide et poignant. En matière d’expérience culturelle vivante, difficile de faire mieux.

La Prière à la lune est donnée avec justesse, candeur et sens dramatique par Anita Hartig, bien avant un troisième acte simplement divin. De même, pour incarner la sorcière Ježibaba à l’habit aussi moderne qu’imposant, le travail de comédienne du mezzo Claire Barnett-Jones apporte beaucoup dès son apparition, avant d’exceller dans les arie – même si le plus remarquable pourrait être le souffle inépuisable de la cantatrice britannique. Également à la mesure de ce défi des aspérités de la langue tchèque et du large débit exigé par le compositeur, le baryton Fabrice Alibert (Garde Forestier, Chasseur) ajoute son sens de la mélodie, ce qui manque de prime abord au soprano Béatrice Uria-Monzon, toutefois habile à doter de la nécessaire acidité la terrible Princesse étrangère. Tant clair que vibrant, le chant émane avec évidence du ténor Piotr Buszewski, Prince à juste titre, première grande révélation du jour. Le soprano Séraphine Cotrez (Marmiton) en est la seconde par le timbre fort agréable et le naturel remarquable du jeu. Dans le petit air du III, l’émission fiévreuse apporte même au spectacle entier un caractère précieux.

Enfin, il faut souligner la réussite du ballet (II), sujet d’une transformation complète de la scénographie à l’intérieur du cube, alors recouvert d’un sombre cadre métallique, sorte de moucharabieh noir aux motifs de microprocesseur. Rusalka muette, l’orchestre s’exprime à merveille pour elle, de manière bouleversante. Survient alors la fabuleuse danse des princesses et des princes, en tenues stylées. Un très grand moment d’opéra, enrichi de superbes élans lyriques, que cette Rusalka inoubliable dont le Chœur maison plante pour de bon le clou dramatique dans un ultime éclat d’intensité optimale ; amphibie, la réalisation ravit au point de faire croire au vieux conte comme au miracle.

FC