Chroniques

par bertrand bolognesi

Rusalka
opéra d’Antonín Dvořák

Opéra Grand Avignon
- 15 octobre 2023
Pour la première fois en Avignon, RUSALKA, par Clarac & Deloeuil...
© mickaël et cédric – studio delestrade avignon

Longtemps ignoré, voire peut-être même boudé par les scènes lyriques françaises, Rusalka, sans doute le plus célèbre des opéras tchèques – titre disputé avec La fiancée vendue de Bedřich Smetana (Její pastorkyňa, Prague, 1870) et Jenůfa de Leoš Janáček (Brno, 1904) –, a peu à peu gagné l’intérêt de nos décideurs en la matière ainsi que celui du public. Outre la fort belle production que Robert Carsen en signait à l’Opéra Bastille en 2002, souvent reprise depuis sa création [lire notre chronique du 3 avril 2015], nos régions s’y sont attelées, de sortes que l’on put apprécier l’œuvre à Nancy, Montpellier, Strasbourg et Toulouse [lire nos chroniques des mises en scène de Jim Lucassen, de Nicola Raab et de Stefano Poda]. Ainsi le destin de l’ondine amoureuse et déçue – voire déchue, puisque sa nouvelle nature humaine, incomplète, est trahie par le prince, si bien qu’elle se trouve ensuite entre deux mondes, comme n’appartenant à aucun –, aujourd’hui mieux connu du lyricophile, est-il joué pour la première fois à l’Opéra Grand Avignon où il fait l’objet du programme Opéras au Sud. De quoi s’agit-il ? De conjuguer les forces et les moyens des quatre maisons géographiquement proches en un projet commun, à l’initiative de la région qui finance 50% de son coût, le reste incombant à ces institutions, à savoir les opéras d’Avignon, Marseille, Nice et Toulon dont aucun ne possède le statut national. Un cinquième lieu s’est greffé à l’aventure, l’Opéra national de Bordeaux qui invite la production dont la première eut lieu ici-même avant-hier.

Comment représenter Rusalka en 2023 ? Vaste sujet, lorsqu’on est conscient des difficultés du public à digérer une option qui puise dans son aujourd’hui de quoi nourrir un ouvrage d’hier, comme à en éviter la teneur fantastique, et d’accepter sans ironie une version qui oserait l’approche naïve, à savoir la littéralité dans laquelle les spectateurs pragois abordèrent l’ouvrage le 31 mars 1901… À la vision de conte de fées qu’Otto Schenk signait à New York en 1993, peut-être pas si périmée qu’on veut bien le croire [lire notre chronique du 8 février 2013], ou à l’enluminure symboliste un rien kitsch mais efficace de Dieter Kaegi pour Nuremberg et Monte-Carlo [lire notre chronique du 24 janvier 2014], préfèrera-t-on des tentatives plus radicales [lire nos chroniques des productions de Jossi Wieler et Sergio Morabito à Genève, de Stefan Herheim à Bruxelles, de Martin Kušej à Munich et de Katharina Thoma à Karlsruhe] ou la joyeuse fantaisie de Melly Still [lire notre chronique de la version de Glyndebourne] ? Autant d’interrogations qui parsemèrent la route du tandem formé par Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil.

Quelle solution ont-ils imaginée à la quasi non-représentabilité de Rusalka ? Dans la veine qu’on leur connaît [lire nos chroniques du Diable dans le beffroi, de Peer Gynt, Die sieben letzten Worte unseres Erlösers am Kreuze, Ariadne auf Naxos et Serse], ils placent l’action aux abords d’une piscine et montrent les naïades de la tradition populaire et des contes de contes d’Erben et de Němcová (entre autres sources) comme de jeunes championnes de natation synchronisée – la prochaine survenue en France des JO n’est vraisemblablement pas pour rien dans une telle idée. Face à nous, un bassin sans eau, au bord duquel s’activent les athlètes féminines, coachées par un Vodnik qui ressemble à l’entraîneur Philippe Lucas, derrière la blanche monture de ses lunettes noires. À l’arrière, la scène haute est délimitée par une immense fenêtre qui tour à tour tient lieu d’aquarium ou de perspective panoramique sur une campagne où se reconnaissent les arbres des rives fluviales, tels que dans la vidéo de Pascal Boudet et Timothée Buisson. « Des filles, des filles, des filles… aucune femme, c’est une histoire de filles… », avance la brève interview de transition entre les deux premiers actes, à propos de l’univers de la natation et de ses exigences : de fait, l’héroïne fait intervenir la magie afin de devenir femme pour un prince qui, lui, n’a aucune intention de se faire poisson pour la mieux aimer « d’amour tendre », comme dit la chanson. Si l’humour est toujours là, grande est la surprise de rencontrer ici drame et poésie, jusqu’à l’émotion, bien du rendez-vous. Tout juste émettrons-nous quelque réserve quant au choix d’un Garde forestier qui laisse aller une main baladeuse sur le corps de son neveu Garçon de cuisine, la proposition étant par ailleurs, dans sa globalité, d’une cohérence et d’une efficacité indéniables.

À la tête de l’Orchestre national Avignon-Provence qui confirme une qualité toujours en progrès et de plus en plus probante, Benjamin Pionnier ménage prudemment l’équilibre entre plateau et fosse, tout en profitant avec le même bonheur de la couleur des bois et de la santé des cuivres, réalisant une lecture à l’expressivité raffinée [lire nos chroniques d’Eugène Onéguine, Philémon et Baucis et Die Zauberflöte]. Pour la musique de Dvořák, les cordes ont encore à gagner une soie, la texture plus rigoureuse qu’elles affirment ne nuisant certes pas à d’autres répertoires.

Fort investis dans le jeu, les solistes vocaux contribuent généreusement à la réussite théâtrale de l’entreprise. On apprécie le robuste baryton de Fabrice Alibert en Garde forestier non dénué d’une souplesse certaine. Clémence Poussin lui donne la réplique en Garçon de cuisine avantageusement impacté (rôle travesti). Les trois nymphes ne sont pas en reste, au contraire : nous entendons le bel ensemble formé par Marie Karall [lire notre chronique de Luisa Miller], Marie Kalinine [lire nos chroniques de La Navarraise, Renaud, La princesse de Trébizonde, La Wally, L’Italiana in Algeri et Le messie du peuple chauve] et Mathilde Lemaire. Si, d’un ténor curieusement fatigué, Misha Didyk convainc peu en Prince, la basse Wojtek Smilek satisfait pleinement en Vodnik, par la puissance comme par la qualité du chant.

Quant aux trois grands rôles féminins de l’affaire, elles font merveille ! On retrouve avec plaisir l’excellente Cornelia Oncioiu en Ježibaba fort bien chantante, au timbre et à la ligne onctueux, contrastés par des rires délicieusement pointus [lire nos chroniques de la Messe Glagolitique, Roméo et Juliette, Da gelo a gelo, La Resurrezione, Madama Butterfly, The rape of Lucretia et Peter Grimes]. On découvre le soprano dramatique impératif d’Irina Stopina en Princesse étrangère à l’émission fulgurante. L’autorité du personnage est exemplaire. D’un soprano charnu dont le legato est à lui seul bénédiction, Ani Yorentz Sargsyan livre une Rusalka sensuelle et attachante qui émeut grandement l’auditoire. À cette belle réussite participent les artistes du Ballet et du Chœur d’Opéra Grand Avignon. Bravo !

BB