Chroniques

par jacques duffourg

Sémiramis
opéra de Charles-Simon Catel (version de concert)

Festival de Radio-France et Montpellier Languedoc Roussillon / Corum
- 25 juillet 2011
Sémiramis, opéra de Charles-Simon Catel (version de concert)
© luc jennepin

Voici quelques décennies, l'histoire lyrique française ne déclinait pour ainsi dire rien, sinon de parcimonieuses saccades discographiques, entre l'Alceste de 1776 (une pièce italophone transposée) et 1846, date de la création de La damnation de Faust. Une meilleure investigation du Grand Opéra a permis de retrouver çà et là un Guillaume Tell (1829) ou une Vestale (1807). C'est à l'opiniâtreté du regretté Pierre Jourdan que l'on doit le retour, il y a juste quinze ans, à la Médée de 1797, pierre de touche enfin rendue à sa langue, sa prosodie, son orchestration. Les auteurs de ces chefs-d'œuvre (Rossini, Spontini, Cherubini) furent cependant tous des « Italiens à Paris », ce qui apporte beaucoup à l'opéra vernaculaire mais rien à la production nationale.

Gossec, Grétry, Méhul, Hérold, Boieldieu, Kreutzer, Catel, Lesueur ?
Longtemps guère que des noms, des items encyclopédiques. Ce n'est qu'en 2009 que l'unique tragédie de Grétry, la flamboyante Andromaque, fut ressuscitée au concert, avant de l'être scéniquement, l'année suivante à Montpellier [lire notre chronique du 13 juillet 2010], peu de mois avant la recréation de La mort d'Abel de Kreutzer à Liège. Derrière ces redécouvertes mûrement documentées qui, par chance, s'accélèrent : le travail, l'impulsion et l'autorité du Palazzetto Bru Zane (Centre de Musique Romantique Française). C'est une nouvelle fois grâce à cette institution que renaît, à l'Opéra Berlioz, la Sémiramis de Charles-Simon Catel (1773-1830). De ce Normand honoré par les lauriers du Conservatoire puis de l'Institut, la postérité a surtout retenu un Traité d'harmonie qui le place en digne successeur de Rameau. En revanche, aucun de ses dix opéras n'a survécu. L’échec du présent péplum voltairien (que chaque Français cultivé connaissait alors) ne semble pas tant venir d'un insuccès public que d'une curée journalistique et d'une évidente cabale d'envieux.

Que Catel se fût fait des ennemis par sa réussite professionnelle, cela n'a rien que d'anecdotique et banal ; la nature de l'hostilité l’est moins. La primauté donnée à l'harmonie sur la mélodie, à rebours de son maître Gossec mais conformément à l'héritage ramiste, n'était déjà pas pour ravir un collège friand d'opéras-comiques italianisants. Sacrifier la juxtaposition plaisante de ritournelles à l'avancée implacable de puissants ensembles, indifférents à l'enjolivure ou à la performance individuelle, c'était trop dévoyer le modernisme national. Guère surprenant que, d'une révolutionnaire fulgurance à cet égard, l'Acte III ait concentré les attaques les plus acides. Aux antipodes du rococo de Rossini (1823), sa scène liminaire donne la primauté à un inquiétant chœur d'hommes, en cellules mezzo forte répétées et entrecoupées de silences, criblées d'éructations des vents – tandis que le félon Assur se voit limité au minimum syndical. Adossée à un duo des jeunes gens d'une contraction exemplaire, la harangue d'Oroès, progression harmonique hallucinée, convoque les mânes gluckiens de Thoas, avant d'enfanter une confrontation exceptionnellement tendue (et cuivrée) entre la mère coupable et le fils justicier. Meurtre rituel commis, reste à prendre congé par un chœur d'une concision suffocante, le grondement des cordes refermant le tombeau. Pas un seul air !

Cette quête de la tragédie lyrique la plus efficace et la plus compacte ne se fait pas au détriment de la plénitude. À la charnière des siècles, les effectifs orchestraux se sont corsés, d'autant que le compositeur fait appel – solennité et surnaturel obligent – à quatre cors et trois trombones. Très sollicités dès l'admirable ouverture, ils contribuent à faire de celle-ci, cinq ans après Médée et trois avant Léonore, une sorte de manifeste pré-romantique dont on s'étonne qu'il n'ait pas retrouvé bien avant les faveurs des programmes. L'instrumentation est d'une incessante richesse (travail exquisément mozartien sur les bois), tant dans les rares airs que dans les récitatifs accompagnés ou les clameurs collectives qui les englobent. Du plus pur atavisme français, le ballet revendique aussi ses droits, exaltés à la fin du I en une curieuse scène de triomphe militaire aux accents exotiques, sans doute nourris de récente campagne bonapartiste. Jusqu'au plus simple intermède qui respire le merveilleux, tel cet Hymne à l'hymen impalpable, dévolu à trois prêtresses que nimbent les accents éthérés des cors, avant que le tableau de l'Ombre de Ninus ne vienne clore le II par un quintette avec chœur d'une économie saisissante.

Exigeante et mobile, toute cette architecture trouve en Hervé Niquet un maître d'ouvrage accompli. N'ayant rien oublié de son alacrité « baroqueuse », il se montre décidément heureux en ce répertoire plus tardif. Sa battue phosphorescente luit de dynamiques lestes et félines, rejaillit sur des ensembles polis comme des miroirs, enfin se diffracte dans le prisme de monologues exacerbés. Au point de gêner marginalement Maria Riccarda Wesseling, parfois en difficulté sur les contours les plus aigus des deux siens. Malgré une diction seulement honnête, la composition du mezzo-soprano n'appelle pourtant qu’éloges, de maintien comme de modelé, suffisamment énigmatique pour éclairer le rapport au fils retrouvé, Arzace. Non que Mathias Vidal, remplaçant le titulaire, démérite dans la peau de ce dernier : le métal élégant et la souplesse superlative paraphent la haute-contre de grand lignage. Est-ce toutefois le gabarit d'un guerrier accablé par la rivalité sentimentale, le choc d'une révélation scabreuse et le devoir de parricide ? Autre substitut, l'amante Azéma est confiée à Gabrielle Philiponet ; en dépit d'un timbre peu coruscant, son phrasé soigné autant que son endurance (le rôle le plus long) valent à cette artiste l'adhésion.

C'est néanmoins de la doublette des basses (le drame est si sombre) que surgissent les plus marquantes oraisons. Prudent au début, l'Oroès d'Andrew Foster Williams s'épanouit totalement, hiératique et menaçant, dans le volet central. Cet acte est bien le seul où puisse briller l'assassin de Ninus, Assur, évincé du premier, fantomatique au troisième. Écrire que Nicolas Courjal s'en acquitte est une litote. Rectitude et aplomb corporels en imposent, mais c'est sa stature vocale, toute de graves sépulcraux, agressifs, qui remplit la salle d'une lumière noire. Rehaussant au détour d'une imperceptible variation d'adrénaline la fêlure de son personnage, il se ressaisit aussitôt pour incarner toujours plus la séduction vénéneuse du crime. Aux choristes (Chœur et Orchestre du Concert Spirituel), irréprochables, de parachever cette réhabilitation essentielle.

JD