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Chroniques
Saint François d’Assise
opéra d’Olivier Messiaen
L’entrée au répertoire du Grand Théâtre de Genève de l’unique opéra d’Olivier Messiaen, créé à l’Opéra national de Paris le 28 novembre 1983, fait événement dans la capitale diplomatique suisse depuis jeudi, soir de sa première. Quelques mois après l’expérience particulière proposée par Anna-Sophie Mahler à l’Opéra de Stuttgart [lire notre chronique du 9 juillet 2023], l’œuvre retrouve ici une représentation intégralement accueillie par la scène, laquelle héberge aussi un orchestre sorti de sa fosse.
Au plasticien franco-algérien Adel Abdessemed, Aviel Cahn, le directeur général de l’institution, a confié le projet global de ce Saint François d’Assise. Ainsi l’artiste a-t-il conçu vidéo, costumes et scénographie d’un spectacle qu’il met lui-même en scène. Loin d’interroger l’éventuelle théâtralité de l’ouvrage, Abdessemed installe, pour ainsi dire, la partition dans un éclectisme visuel qui fait judicieusement écho à l’écriture en vitrail du compositeur. Sous la lumière soignée de Jean Kalman, les sept religieux évoluent devant les pupitres de l’Orchestre de la Suisse Romande, surplombés par les rangs choristes. Dans un espace qui évolue au fil des tableaux, ils seront visités tour à tour par un lépreux et un ange, quand leur mentor le sera bientôt des stigmates.
Ce qui d’abord surprend, c’est évidemment le fait d’avoir placé l’orchestre en haut de scène, réservant le jeu à l’avant-scène où de vastes écrans ronds diffusent diverses projections – le miroitement de la lumière, la terre en flamme, un bain oriental pour dames, ainsi que tourterelle curieuse et colombe ensanglantée. Le dispositif se module entre les pupitres et les chanteurs, d’autres éléments venant architecturer chaque tableau (un conteneur, une échelle, un caddie, etc.), le plus classique étant le mur de la communauté, orné d’une icône de François d’Assise, derrière lequel l’Ange viendra frapper de son impérative impatience sacrée. Si nous avons parlé d’installation, c’est parce que la direction d’acteurs paraît d’une discrétion volontaire, laissant aux chanteurs-acteurs le soin de se saisir de leurs personnages selon leur sensibilité et leur métier. La vêture, parfois encombrante, agit comme didascalie lorsqu’elle induit une certaine manière de se déplacer, de se tenir. Au fil des huit tableaux, répartis en trois actes sur près de quatre heure et demie, le spectacle s’impose telle une cérémonie qui mène à la mort et à la résurrection, dans une saine proximité avec le texte. Treize ans après la brutale provocation d’un Hermann Nitsch, inefficace et sottement sanglante [lire notre chronique du 5 juillet 2011], après celle, terne et décevante, de Stanislas Nordey à la Bastille (2004), enfin après la production de la création que Sandro Sequi signait alors au Palais Garnier et qui suivait scrupuleusement les indications de Messiaen lui-même, inspiré par les fresques de Fra Angelico, le Saint François d’Assise d’Adel Abdessemed, malgré les ruptures plus ou moins encombrantes entre les tableaux, convainc haut la main. Quant à la disposition de l’orchestre, elle permet aux solistes de s’exprimer sans forcer, là où, dans les autres cas, les percutions placées en baignoires mais encore l’envahissement des ondes Martenot fatiguaient les voix. C’est un confort non négligeable, tant pour eux que pour le public qui perçoit en toute simplicité le livret. Et si l’on perd ici un peu de la sensualité des cordes, on gagne tant par ailleurs qu’on s’en trouve fort heureux.
Le plateau vocal réuni pour l’occasion impressionne par la précision du chant, la qualité des timbres, l’à-propos de la distribution de chaque rôle, mais encore par la clarté de la diction française qui dispense de river son regard vers les surtitres. Pourtant, l’équipe est loin d’être francophone ! Seuls deux personnages nous y obligent, dont les efforts ne parviennent pas à dépasser la difficulté de notre langue. Ainsi du ténor italien Omar Mancini (membre du Jeune Ensemble de la maison), Frère Élie très sonore dont la colère, fort consonantique, nécessite quelques éclaircissements [lire notre chronique d’Il ritorno d’Ulisse in patria]. Ainsi, également, du soprano idéalement onctueux de la Canadienne Claire de Sévigné [lire nos chroniques d’Aida, Les Indes galantes, Die Entführung aus dem Serail et L’éclair] dont l’Ange n’est guère textuellement accessible – mais la couleur vocale est si chaleureuse et pure qu’on la reçoit comme une énigme bien venue.
Hormis ces exceptions, l’ensemble manie le français avec une adresse remarquable. On apprécie l’autorité simple de la basse Joé Bertili, parfaitement à son affaire en Frère Sylvestre, ainsi que le baryton élégant d’Anas Séguin, Frère Ruffin attachant et bien projeté [lire nos chroniques de Don Carlo, Le nozze di Figaro, Carmen, La traviata, Der Freischütz, L’amour des trois oranges et Three lunar seas]. On retrouve avec joie l’excellent Jason Bridges, ténor étasunien d’une exemplaire clarté, à son avantage en Frère Massée lumineux [lire nos chroniques de Parsifal à Paris, Yvonne, princesse de Bourgogne et The merchant of Venice], mais également la basse caressante de William Meinert, lui aussi nord-américain (et membre du Jeune Ensemble), qui livre un Fère Bernard tout de douceur [lire nos chroniques de Parsifal ici-même et de Don Carlos], et l’excellent Aleš Briscein, ténor tchèque souvent applaudi pour la tonicité de son émission et la musicalité de ses incarnations [lire nos chroniques de Der Rosenkavalier, L’affaire Makropoulos, La fiancée vendue, Dove è amore è gelosia, Les voyages de Monsieur Brouček, De la maison des morts, Guerre et paix et Katia Kabanova], campant ici un Lépreux incisif à souhait. D’un legato enchanteur qui n’entrave en rien le rayonnement de son organe, le baryton turc Kartal Karagedik offre un Frère Léon fort touchant [lire nos chroniques des Troyens et du Duc d’Albe].
Enfin, le baryton charismatique Robin Adams, souverainement projeté mais encore infiniment nuancé, signe une interprétation magnifique du rôle-titre [lire nos chroniques de The Bassarids, Quartett à Paris puis à Barcelone, Das Schloß Dürande, Der Prinz von Homburg, enfin du Grand macabre]. Sa prestation domine magistralement le plateau, bénéficiant d’une voix, d’un souffle exemplairement géré et d’une endurance hors pair. Si José van Dam a marqué le rôle, Robin Adams le porte au delà de l’enthousiasme des premiers temps et des reprises par le créateur du rôle. En lui nous tenons un François impressionnant de lyrisme.
Dirigés par Mark Biggins [lire notre chronique de Justice], les artistes du Motet de Genève et du Chœur du Grand Théâtre semblent enjamber sans résistance les nombreuses interventions que leur réserva le compositeur. D’abord placée au fond, avec l’orchestre, la masse chorale investit l’avant-scène pour les derniers moments, libérant toute sa force dans un effet positivement écrasant. À la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande qui assume en bonne santé les exigences rythmiques d’une partition redoutable, maestro Jonathan Nott mène un Saint François d’Assise précis et expressif dont il cisèle chaque strate en magicien. La minutie du dosage est somptueuse, dans une onctuosité inattendue. Deux représentations vous attendent encore : n’hésitez-pas !
BB