Chroniques

par bertrand bolognesi

Saint François d’Assise
opéra d’Olivier Messiaen

Münchner Opernfestspiele / Nationaltheater, Munich
- 5 juillet 2011
Saint François d’Assise, opéra d’Olivier Messiaen
© wilfried hösl

Quoi de plus naturel, pour Kent Nagano, si lié qu’il est à cette œuvre et depuis sa création (il y a vingt-huit ans déjà), que d’inscrire Saint François d’Assise au répertoire de la Bayerische Staatsoper ? Quoi de plus logique, qui plus est, pour la catholique capitale bavaroise que d’accueillir l’opéra d’Olivier Messiaen ? Aussi l’événement vient-il dignement saluer, voire couronner, le grand travail de Nagano à la tête de l’institution munichoise qu’il quittera dans quelques mois. De fait, les artistes du Bayerisches Staatsorchester satisfont plus qu’honorablement l’exigence d’une partition réputée rythmiquement redoutable (comme l’est en général le corpus du compositeur, du reste, immense rythmicien), de laquelle ils servent admirablement les timbres et les couleurs, volontiers rehaussés par l’omniprésence des ondes Martenot, tenues par Philippe Arrieus, Dominique Kim et Pascale Rousse-Lacordaire. Ce soir, tous les pupitres donnent le meilleur d’eux-mêmes ; ainsi des cordes, onctueuses comme un baume, introduisant parfois au miracle – « Je ne t’ai pas assez aimé ». Des baignoires qu’elles ont investies, les percussions offrent une prestation d’une rare clarté à laquelle répondent des cuivres prégnants à s’inscrire le plus simplement qui soit (si l’on peut dire) dans la lecture au grand souffle de Kent Nagano. À aucun moment le chef ne quittera d’un cheveu la pensée musicale, jusqu’en ses silences, ici formidablement nourris, portant l’exécution au plus haut degré de l’expressivité la plus nuancée.

Le chef californien partage son grand succès avec une distribution plutôt bien choisie que domine largement L’Ange de Christine Schäfer, parfaitement à son aise dans un rôle qui, dramatiquement comme vocalement, lui va comme un gant. La sûreté indicible de son chant ne se contente pas de convaincre : elle séduit d’emblée, ravit l’écoute, happe le regard. La communauté religieuse n’est pas en reste, avec un sextuor de bonne tenue. Outre les efficaces Péter Mazalán et Rüdiger Trebes en Rufin et Sylvestre, on apprécie le baryton chaleureusement feutré et tendre de Christoph Stephinger en Bernard, l’agressivité idéale d’Ulrich Reß en Élie, la présence rafraîchissante de Kenneth Roberson en Massé, et enfin la ferme incarnation de Nikolaï Borchev qui campe un Léon attachant et de bonne facture.

Deux rôles, pour être diamétralement différents, ont ici à briller de mille feux : celui de François, bien sûr, et celui du Lépreux. Confier ce dernier au ténor britannique John Daszak, c’était s’assurer une ligne vocale souple et confortable, un soutien puissant et une finesse d’approche qui mène l’interprétation plus loin qu’on l’aurait supposé. Le personnage rompt assez justement avec l’humanité humiliée dans laquelle on l’enferme souvent, posant ainsi le problème de la répulsion au delà de son objectivité et plus précisément dans l’effort du Saint contre la perception horrifiée qu’il en a (en adéquation littérale avec le texte, après tout).

Le rôle-titre demeurait jusqu’alors forcément lié à José van Dam qui, pour l’avoir créé en 1983, l’interpréta de longues années durant, dans la remarquable production de Sellars comme dans l’effroyablement indigente qu’en signait Nordey plus tard. Dans la perspective d’une possible relève du rôle, l’improbable investigation de Le Texier fit frémir lors du centenaire de la naissance de Messiaen (en version de concert). Aujourd’hui, Paul Gay avance prudemment dans sa partie, d’un chant parfois cotonneux au phrasé large. Si le François assez mou du premier acte reste en deçà de ce que l’on attend, la voix s’ouvre plus généreusement dans le II pour se pleinement révéler dans le III – au fond, il s’agit bien de tenir jusqu’aux dernières mesures. Et l’on se prend à imaginer ce que le baryton français donnerait dans une mise en scène digne de ce nom, partant qu’ici tout repose sur le métier de chanteurs entravés par tout un rituel encombrant (nous y reviendrons). Pour ne pas encore détrôner le non-francophone Rodney Gilfry dont l’incarnation amstellodamoise fit sensation [lire notre critique du DVD], Paul Gay n’en est pas moins fort vraisemblablement promu à un bel avenir dans le rôle.

Qu’est-il donc passé par la tête de Nikolaus Bachler, le patron de la maison, lorsqu’il décida de faire appel au provocateur autrichien Hermann Nitsch pour réaliser la mise en scène de ce Saint François d’Assise ? Loin de considérer comme fondamentalement illégitime le mélange des genres, c’est précisément par l’absence absolue de rencontre entre l’œuvre et celui qui serait censé l’interpréter que le spectacle fait faux bond. Le performeur résume la métaphore religieuse à l’omniprésence du sang christique, un sang qui, selon l’habitude imposée depuis près de quarante ans dans les rituels morbides de son château de Prinzendorf, provient d’animaux dans les carcasses desquels Nitsch souille allègrement ses modèles… comme le regard du public de ce soir, par des images incongrument vomitives. Cadavres, foies, intestins, dépouilles, autant d’une pseudo-liturgie bouchère qui s’obstine dans des obsessions onanistes plutôt que de croiser son sujet : à savoir, l’opéra de Messiaen.

Dans la lignée des Gina Pane, Hervé Fischer et Michel Journiac (dont le boudin fit grand effet en 1969 – Messe pour un corps), Otto Muehl, Günter Brus, Rudolf Schwarzkogler et Hermann Nitsch, tous fondateurs du Wiener Aktionismus (Actionnisme viennois), ont plus radicalement arboré les panoplies du religieux, jusqu’à se prendre pour des maîtres parfois – condamnation de Muehl à sept ans de prison ferme pour « manipulation psychique et abus sexuels » au sein de sa communauté (à forte tendance sectaire) de Friedrichshof, 1991. Si la performance corporelle induit assez lâchement le corps des modèles plutôt que celui de l’artiste lui-même, elle s’avère trauma véritable pour le public : il n’est plus en mesure d’entendre le livret que les chanteurs s’évertuent à livrer , parmi déjections et coulures. De là à ne plus vraiment entendre l’œuvre elle-même… car enfin, l’excès, à lui jeter tant de rouge et de brun (pour n’en pas dire plus) au visage, l’invite bien plutôt à fermer ses capteurs, à se réfugier en lui-même (plus encore que ce pauvre Léon qui toujours a « peur sur la route ») : sont-ce là conditions à percevoir Saint-François d’Assise, alors réduit à un énième Orgien-Mysterien-Spiele d’un enfant septuagénaire sadico-mégalomane ? Efforçons-nous d’oublier.

BB