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Chroniques
Salammbô
opéra d’Ernest Reyer
De nombreux opéras français ont d’abord été créés à l’étranger avant que les décideurs compatriotes acceptassent de les montrer à Paris. Comme plus tard Chausson avec son Roi Arthus, c’est à Bruxelles qu’Ernest Reyer trouverait des alliés, pour la première de son Sigurd en 1884 (vingt-deux ans après qu’Erostrate ait été donné à Baden Baden) et pour celle de cette Salammbô, en février 1890. Le roman de Flaubert avait tout pour inspirer un musicien. Aussi le jeune Moussorgski s’y était-il attelé sans pour autant finir ses travaux, entre 1863 et 1866 (c’est Zoltán Pesko qui achèverait certaines orchestrations, au début des années 1980). Ayant lui-même connu le romancier, Reyer s’en inspire assez tardivement, avec la complicité de Camille Du Locle pour le livret, conçu comme une poésie au style pompier dont les maladresses font aujourd’hui sourire.
Ces derniers temps, l’Opéra de Marseille n’a pas dédaigné de faire entendre des ouvrages oubliés ou rare du répertoire français. Ainsi sonnèrent ici L’Africaine de Meyerbeer (1992), Le Chemineau de Leroux (1996), Bérénice de Magnard (2001), Louise de Charpentier (2002), mais surtout Sigurd lui-même, il y a treize ans. N’oubliant pas qu’Ernest Reyer naquit phocéen en 1923, la maison ouvre sa nouvelle saison avec Salammbô (que sa scène accueillait en octobre 1940), célébrant ainsi le siècle qui s’écoula depuis la disparition du compositeur (1909).
Monter Salammbô est une folie.
L’opéra compte cinq actes se déroulant dans les somptueux décors décrits par Flaubert. Autant dire qu’il faudrait mobiliser des moyens considérables dans un espace illimité pour offrir au public la magie des jardins d’Hamilcar, les temples de Tanit et de Moloch, Carthage vue d’une terrasse, les colonnes du forum, le camp des ennemis et même un champ de bataille ! La scène de l’Opéra de Marseille n’étant pas celle du Stade de France, ses caisses n’absorbant pas l’ensemble du budget culturel de l’Etat (qui s’entendrait bien plutôt à rogner le peu qu’il en subsiste) et Yves Coudray ne s’appelant pas Cecil B. DeMille, nous assistons à une sage mise en espace que n’encombre aucun éléphant.
Orientaliste, la musique de Reyer ?
Elle subit la tendance de son temps et s’inscrit dans une carrière débutée en Alger (qu’on me pardonne ce provençalisme qui n’est pas barbarisme), poursuivie par Le Sélam d’après Gautier, Sacountalâ puis Erostrate ne dérogeant pas à un goût qui marie l’histoire à la légende, le merveilleux à la magie, en un mot : l’exotisme, qu’il s’agisse de se chercher au delà des mers ou dans des temps éloignés. L’œuvre est créée dans une décennie qui magnifie également l’héroïsme patriotique, comme en témoigne la Salammbô d’un certain Mucha qui engagera bientôt ses pinceaux pour sa nation.
Wagnérienne, la musique de Reyer ?
Largement sous influence germaine, oui, pour ce qui est de certaines couleurs orchestrales, mais pas du tout en ce qui concerne l’écriture vocale, plus héritière de Gluck et de Berlioz. Il est certain qu’elle fait appel à des voix endurantes et généreuses, non pas exactement comme les opéras de Wagner mais comme le voulut une tendance du cercle wagnérien et de son public au milieu du siècle dernier. Arborant une écriture tendue qui sollicite souvent l’extrême des registres, travaillant volontiers la fosse en opulence, cet opéra accuse une prosodie plutôt malaisée dont l’accentuation curieuse n’a d’égale que la bizarrerie respiratoire.
Aussi avons-nous le plaisir de ne relever qu’une erreur de distribution, sur un plateau comptant une dizaine de vrais rôles : Shahabarim, le prêtre politicien. Eric Martin-Bonnet campe un Autharite d’une évidente autorité, grâce à un phrasé d’une rare élégance. Antoine Garcin donne un Giscon robuste. Le Spendius d’André Heyboer affirme un instrument aux harmoniques voluptueuses qui connaît aujourd’hui une belle évolution, tandis que Jean-Philippe Lafont livre un Hamilcar solide. La partie parfois ingrate du rôle de Narr’Havas, le traitre et rival, trouve un défenseur efficace en Wojtek Smilek. À la fois vaillant et nuancé, Gilles Ragon assume avec superbe celui de Mathô (lui aussi presque tue-voix, par moments), répondant à l’envoûtante Salammbô de Kate Aldrich. Conçue pour un soprano dramatique au grave charpenté, cette partie trouve avantage dans le chant souple de l’Américaine, grand mezzo doté de sûrs aigus musclés dont la couleur souligne naturellement la sensualité du personnage.
Enfin, Lawrence Foster se met une nouvelle fois au service d’une partition délaissée de notre répertoire, sachant tirer le maximum des musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille que l’on entend rarement en si grande forme.
BB