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Chroniques
Salomé
opéra de Richard Strauss
« Peut-on dissocier Salomé de Joakanaan ? […] Peut-on dissocier la décollation de la castration ? […] C’est la candeur de Salomé qui nous la rend supportable, sinon elle ne serait qu’instrument, le double de cette mère abominable » : ainsi devise l’auteure française Patricia Farazzi dans son Anatomie comparée des Salomés (L’Éclat, 2021), développant sur l’innocence de la princesse au fil d’autres lignes, « Salomé n’a jamais demandé la tête de Joakanaan. Elle avait moins de douze ans, ce qui semble un peu jeune pour s’écrier : apportez-moi la tête du barbu là ! La tête sainte du Baptiste, c’est maman Hérodiade qui a ordonné à sa fille d’en réclamer la décollation ». Est-ce donc si simple ? Ce ne le fut point pour Oscar Wilde, semble-t-il, et Richard Strauss, marchant dans les pas de la pièce française de l’écrivain irlandais, inspirée par les représentations picturales de l’héroïne par Gustave Moreau. Pour eux, l’adolescente est coupable, elle est amoureuse du prophète, d’un amour pleinement érotique vaguement épicé d’une révélation mystique dont Olivier Py voulut bien voir comme Salut voire conversion [lire notre chronique du 13 mars 2017] quand il ne s’agit que du sel de la perversion – non perversité, ce qui induirait quelque morale, mais perversion, dans son sens clinique. Hérodias revendique, heureuse, l’obéissance de sa fille, mais celle-ci affirme clairement vouloir pour en jouir cette tête tranchée, de sorte que la mère ne bronchera plus même face à l’horreur.
Durant les derniers mois de l’année 1891 est écrite la Salomé de Wilde, publiée à Paris en 1893, enfin mise en scène par Lugné-Poe au Théâtre de l’Athénée par la Compagnie de l’Œuvre – la première, le 11 février 1896, fut un triomphe. Deux ans après que la poétesse allemande Hedwig Lachmann a traduit le drame en sa langue natale, la comédienne et musicienne Florence Farr signe la mise en scène de la création britannique, dans une version d’Alfred Douglas sans doute drastiquement révisée par Wilde lui-même, montée à Londres (1906). Dans l’entre-deux déjà, l’illustre compositeur bavarois en faisait son cinquante-quatrième opus, rédigeant lui-même le livret de son opéra en un acte d’après le texte de Lachmann à peine publié : le 9 décembre 1905, sa Salome voyait le jour sur les planches de la Semperoper (Dresde).
Lorsque s’envole le thème augural de clarinette, gracile comme ce qui chez la princesse fascine le Tétrarque – « la lubrique danse qui doit réveiller les sens assoupis du vieil Hérode » dira Karl-Joris Huysmans –, la lumière très soignée de Patrice Willaume dessine l’espace ingénieusement conçu par le scénographe Helmut Stürmer [lire notre chronique d’Arminio]. Nous sommes dans une salle prise de trois-quarts, ambrée dans un clair-obscur inquiet, prolongée par un jeu de miroirs qui en rend plus vaste la profondeur. Au plus loin, lectures et discussions talmudiques ont lieu autour d’une longue table dont lignes et ornements rappellent le style Wiener Werkstätte. On retrouve dans d’autres éléments de décor cette accroche à situer quelque part entre Josef Hoffmann et le plus radical Adolf Loos, sans pourtant en adopter vraiment les formes. De fait, si une simple table de cuisine occupe le haut de cour, où s’appuie le bourreau Naaman pour adroitement découper une fine tranche dans un jambon, deux fauteuils Louis XV occupent l’avant-scène à jardin et des lampes d’atelier, voire de salle de rédaction au siège d’un journal, brouillent les pistes par un éclectisme plus crédible qu’une perfection stylistique privée de vie. Comme dans une pièce de Tchekhov, les personnages sont presque tous en scène durant l’acte, intervenant à leur tour dans ce partage qui paraît presque fortuit d’un moment en commun. Et c’est plutôt bien vu, chacun étant, de fait, dans son monde et loin des autres. Par la vêture, Corina Grămoșteanu implante plus sûrement encore l’argument autour de la date de la création straussienne.
Au fil d’une direction d’acteurs précise, Joël Lauwers donne vie à cet aréopage savoureusement hétéroclite imaginé par Wilde, comme pour une représentation de salon, entre amis, voire amis d’un soir. Son occupation de l’espace convoque essentiellement le désir : répondant à sa concentration dans le regard, explicite dans le texte, il invite le fantasme jusqu’à montrer dans sa mise en scène des actes n’ayant lieu que dans un impalpable ailleurs. Et si la rencontre pathologiquement avortée du réel et du symbolique était le secret de famille du triangle Hérode, Hérodias et Salomé ?... Rien ne s’oppose, dès lors, à ce que les morts se lèvent et même à ce que la princesse enlace le sacrifié revenu pour un instant dans sa parfaite entièreté, quand bien même son chef ensanglanté git entre deux banquettes. Quant à la danse, elle consiste judicieusement en un habillage, contre-pied fort avisé quand la crudité des passion place l’élan sensuel sur l’étoffe plutôt que sur la peau, à l’instar de Narraboth énivrant ses sens dans un voile, précisément. Le résultat est tout à fait probant et interroge toujours plus loin une œuvre qui, à l’ainsi travailler, n’a pas fini de surprendre.
Au pupitre de l’Orchestre national de Metz Grand Est, Lena-Lisa Wüstendörfer mène habilement une exécution d’une souplesse justement suggestive où n’est oublié aucun détail. La cheffe suisse ne se contente pas de brosser les grandes lignes de l’œuvre : main dans la main avec le metteur en scène qui explore tous les rôles avec une acuité féconde, elle envisage la délicatesse de l’écriture des timbres, la tonicité et l’emphase lyrique avec une exigeante inventivité qui magnifie le rendu global. En fosse, la phalange lorraine s’illustre haut la main, notamment la petite harmonie qui prouve d’une enviable santé.
Outre une distribution de bon aloi, la surprise de la soirée réside dans la langue, Salomé étant ici chanté dans la version française de 1907, traduite de l’original allemand, ainsi qu’on l’entendait il y a près de deux décennies à l’Opéra de Nice [lire notre chronique du 26 mai 2005]. Voilà qui présente l’avantage d’une proximité directe avec le texte, chacun s’ingéniant ici à une diction idéale. Le plateau vocal bénéficie de la prestation d’artistes loyaux qui servent l’œuvre tout en défendant l’option de mise en scène. Le jeune soprano Lucile Lou Gaier campe une Esclave efficace. On remarque positivement le baryton-basse Olivier Lagarde en Cappadocien d’élégante tournure vocale. En Deuxième Nazaréen, le ténor Tadeusz Szczeblewski parait peu assuré, quand la basse confortable de Jean-Vincent Blot honore la partie du Premier, ainsi que celle du Premier Soldat [lire nos chroniques d’Iphigénie en Tauride, Le comte Ory, Carmen à Montpellier puis à Saint-Étienne, Madama Butterfly, Platée et Tosca], le Second étant confié à l’onctueuse basse de Nathanaël Tavernier [lire nos chroniques de Cenerentola et d’Ottone]. Le quintette des Juifs n’est pas en reste, dont sortent du lot Louis Morvan et François Almuzara [lire nos chroniques du Pavillon d’or et de Parsifal].
Le mezzo-soprano Marie-Juliette Ghazarian livre un Page indéniablement musical bien que quelque peu trop confidentiel. On retrouve le ténor Sébastien Droy en vaillant Narraboth, au chant toutefois un rien monolithique [lire nos chroniques de Tom Jones, Colombe, L’Enfance du Christ, Mireille, Dialogues des carmélites, Le chalet, Philémon et Baucis, Il mondo della luna et Idomeneo]. Fermement accroché, l’Hérode de Milen Bozhkov bénéficie d’une présence vocale et théâtrale engageante. À une enjôleuse Hérodias, dénuée de la vulgarité dans laquelle le personnage est trop souvent emprisonné, l’alto Julie Robard-Gendre prête un timbre sonore et impératif donc charme le legato souverain [lire nos chroniques de La conférence des oiseaux, Les quatre jumelles, La Cenerentola, Orphée et Eurydice, Eugène Onéguine, Nabucco, Akhnaten, Ariadne auf Naxos et Falstaff]. D’un baryton ferme qui n’est pas sans impressionner, Pierre-Yves Pruvot donne un Jochanaan sans concession, fol en Christ d’un bout à l’autre [lire nos chroniques d’Il barbiere di Sivigia, La scala di seta, Lodoïska, Der Kaiser von Atlantis, Le marchand de Venise, Otello, enfin Fando et Lis]. D’un impact massif, le soprano norvégien Hedvig Haugerud, doté d’un aigu fulgurant, hérite du rôle-titre qu’elle tient avec des moyens qui s’affirment toujours plus grands au fil de la représentation. Saluons l’Opéra-Théâtre Eurométropole de Metz d’avoir su réunir si belle équipe et d’encore se lancer dans de si belles aventures, par-delà la funeste mode des restrictions budgétaires qui sévit dans l’Hexagone. Bravi tutti !
BB