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Chroniques
Salome | Salomé
opéra de Richard Strauss
La lumière décline dans la salle. Marco Guidarini entre en fosse. Un nauséeux enchantement opère. Amorcée dans une mystérieuse délicatesse, cette Salomé envoûte l’oreille, grâce à l’excellence de la proposition somptueusement nuancée du chef italien. Tour à tour secrète, venimeuse, tonique, sauvage, rétive ou gracieuse, sa lecture de la partition de Richard Strauss incarne à elle seule le rôle-titre dont la sensuelle virginité va de pair avec un appétit dangereusement transféré.
Le décor imaginé par Alexandre Heyraud pour la mise en scène de Jean-Louis Pichon impose immédiatement un vertige des sens plutôt réussi. Les protagonistes évoluent à l’intérieur d’un immense puits à la verticalité légèrement contrariée, au fond duquel une trappe mène au cachot où le prophète, cousin du rhinocéros de Fellini, attend que le Tétrarque de Judée décide son sort. Dans cet univers hésitant entre Bunker Palace Hôtel (Enki Bilal) ou La cité des enfants perdus (Jeunet et Caro), aucune place pour quelque figuralisme décoratif que ce soit : cruellement, le drame se concentre, de même que l’ouvrage n’a de cesse de toujours avancer dans l’horreur, avec pour seule concession la trêve de la danse. Les personnages construits par Pichon, avec la complicité de Frédéric Pineau pour les costumes, sont de la même trempe. La capricieuse Salomé, en habit de fête, joue de charmes prématurés avec toute présence masculine. Arborant casquette à étage et manteau d’apparat, Hérode fait errer sur les passerelles la fébrilité d’une exigeante libido. Hérodias, sorte d’Eva Perón déguisée en dérisoire Elisabeth II, use copieusement d’une armada cosmétique avant de livrer aux soldats une volupté d’extrême bonne volonté. Narraboth se tranche la glotte non sans avoir pris un certain plaisir à observer le désir de la princesse pour un autre que lui. Le page revêt ensuite la moiteur maculée de sang de l’uniforme du Syrien qu’il aimait d’on ne sait quelle trouble façon. N’est-ce pas le verbe même de Jokanaan qui est asséné ici comme point de vue, dans un texte qui répète comme nul autre l’importance du regard des uns sur les autres, le prophète restant le seul à voir véritablement ?
C’est avec la complicité de Romain Rolland que Strauss réalisa à l’automne 1905 la version française de Salomé, son opéra d’abord monté en allemand (Dresde, juin de la même année), à partir du texte (français, lui aussi, ne l’oublions pas) d’Oscar Wilde. Créée à Bruxelles en 1907, cette version devait attendre la résurrection montpelliéraine de 1989, puis la production lyonnaise de 1990, sans pour autant jamais espérer devancer son aînée germanique. Ce soir, on aura cependant regretté une gênante inégalité dans la diction des chanteurs. Ainsi, la Salomé d’Irene Carboncini n’est guère intelligible ; on notera par ailleurs un confort sonore plus qu’appréciable, un chant relativement bien mené, malgré un aigu souvent métallique. De même Vincent Le Texier, bien que français, n’arbore-t-il guère une prononciation plus précise, ce désagrément s’ajoutant à de sérieux soucis de soutien qui soulèvent d’inquiétantes questions quant à la santé de sa voix.
En revanche, saluons Christophe Fel dont le Nazaréen est vocalement irréprochable et parfaitement compréhensible, Claude Pia qui, d’un timbre clair et souple, incarne un Narraboth attachant, et principalement le couple infernal de cette histoire : Luca Lombardo campe d’un organe en pleine forme qu’il conjugue à une véritable intelligence du texte un Tétrarque angoissé, et Sylvie Brunet est une reine magnifiquement chantée, colorant richement chaque phrase, assumant toute sa frivole noirceur, au point de faire ici figure de géniale bête de scène.
BB