Chroniques

par jacques duffourg

Samson et Dalila
opéra de Camille Saint-Saëns (version de concert)

Salle Pleyel, Paris
- 17 mai 2011
Tugan Sokhiev photographié par Mat Hennek
© mat hennek

C'est l'une des affiches de la saison, un drame symphonique, vocal et choral mâtiné d'oratorio biblique, un chef en plein boum, et deux étoiles consacrées du chant international. Après la Halle aux grains, le Capitole de Toulouse et Tugan Sokhiev investissent une salle Pleyel bondée. Samson et Dalila, d'après le Livre des Juges, c'est un de ces paradoxes dont la France a le secret : ouvrage tutélaire de Saint-Saëns au point d'avoir occulté ses autres opéras, mondialement représentatif d'un certain style hexagonal, il tend à devenir dans ses propres frontières une rareté. Faut-il y voir le sort dévolu au Grand Opéra à la française dont voici – finalement – l'un des derniers avatars, même s'il ne peut en aucun cas s'y limiter ? Pointons maints défauts du genre, au premier rang desquels l'académisme de certaines scènes, que rehausse la langue de plomb d'un livret dû, cette fois, à Ferdinand Lemaire. Autre substrat flagrant, le ballet, dont la réminiscence est bien sûr la Bacchanale de l'Acte III. Le Grand Opéra, ce sont aussi des caractères légendaires taillés sur mesure pour des voix hors norme : trois principales s'entendent ici.

D'Olga Borodina il faut cependant se passer. Le mezzo-soprano russe ayant été annoncé souffrant quelques jours avant les exhibitions toulousaines, place à une russo-américaine, Elena Bocharova, dont nous sont vantés les récents succès sous les atours de la courtisane Dalila. Son arrivée nous gratifie d'une théâtralisation douteuse : robe longue ultra-moulante, décolleté profond, paillettes sur paupières et cheveux blond platine ressortissent plus, avouons-le, à une parade Lova Moor qu'à une soirée lyrique. S'enchaîne toutefois un Printemps qui commence de bonne tenue dans lequel le médium ambré et le français correct convainquent. La suite s'apparente à une descente dans les limbes. Samson recherchant ma présence, autrement moins économe en graves que l'air précédent, met fortement en lumière une émission occipitale slave prononcée ; mais également – plus fâcheux – une disjonction des registres, spectaculaire sur l'aigu ululant Moi, seule entre tous, je le brave. Au duo avec le Grand Prêtre, où la diction se perd dans une énergie brouillonne, succède pourtant un autre (avec Samson) acceptable. Las ! Mon cœur s'ouvre à ta voix, s'il évite largement, malgré quelques sons tubés, les expectorations de certains parangons de laideur, est d'une frigidité tutoyant le non-sens. L'Acte III, pour sa part, n'est plus que cris et borborygmes.

On n'attend pas déréliction de cette ampleur chez Ben Heppner, nanti d'une carrière qui plaide en faveur d'un Samson mémorable. Et pourtant, dès l'exorde Arrêtez, ô mes frères, déterminé à défaut d'être héroïque, quelque chose de bien plus qu'une fatigue se fait jour : le métal de ce Peter Grimes, de ce Tristan, de cet Énée semble ne plus restituer d'aigus en force sans se vriller, ce que confirme un Israël, romps ta chaîne au bord de la rupture. Heureusement, l'Acte II n'est pas le plus périlleux pour lui, et permet d'atteindre sans grand dommage une scène de la meule ambiguë : l'accablement de l'Hébreu aux outrages est certes là, mais semble plus dû à l'éreintement du chanteur qu'au désespoir du protagoniste. Du désespoir, il s'en trouve à revendre dans le second volet du III, surtout pour l'auditeur, jusqu'à l'ultime En les écrasant en ces lieux. Affreusement craqué, ce trait devient une métaphore involontaire de l'écroulement du temple.

Face à telle pitié, ne pas attendre de Tómas Tómasson, en Grand Prêtre de Dagon, de vrai rachat : sitôt écoulé un premier acte passable, le baryton islandais ne dispose plus que d'une pâte sourde au français improbable et à la palette expressive aussi corsetée que rêche. Son compatriote Guðjón Óskarsson (le Vieillard Hébreu), pareillement en délicatesse avec notre langue, se sort mieux de sa courte partie, exaltée avec un sens de la noblesse qu'altère cependant une émission engorgée. C'est du Messager Philistin d'Alain Gabriel et, bien plus, de l'Abimélech impérial de Nicolas Testé, que vient enfin la satisfaction. Vraie présence théâtrale, maintien impeccable, rondeur et plénitude d'une voix enveloppante : aurait-il été si incongru d'offrir à ce dernier un personnage plus digne de lui en le permutant avec Tómasson ?

Reste à quérir la « douce ivresse » dans le drame symphonique et choral décrit plus haut. C'est un plaisir d'écouter fouiller cette partition leitmotivique par un Tugan Sokhiev dont la réputation d'architecte, coloriste et démiurge n'est déjà plus à établir. Curieusement, l'Acte I s'avère à nouveau, sous ce prisme, le plus abouti. Disposant d'un chœur au phrasé superlatif et d'un orchestre européen de pointe, le jeune Ossète sait comme personne faire pièce à l'académie en laissant souffler le vent de l'épopée. De l'introduction suffocante (grand fugato Nous avons vu nos cités renversées, d'un pompiérisme savamment ébouriffé) au tribal Maudite à jamais soit la race, nous ne goûtons ici que structure, clarté, hauteur – et passions crédibles. Après un bon duo Dalila/Prêtre au II, les choses changent : le chef ne semble pas raffoler des tableaux sensuels et laisse la Philistine séduire son amant dans un lagon d'ennui, circonstance atténuante pour Bocharova en ce point précis. La meule l'excite davantage – les vents déliés et suppliants restituent à merveille la détresse du héros – mais pas autant que la Bacchanale, livrée toute vulgarité dehors avec une sorte de vertige du clinquant qui, somme toute, a ses défenseurs. Quel dommage que les masses chorales des Philistins invectivant Samson, à la toute fin, soient poussées jusqu'à la distorsion sous les ruades d'un Sokhiev drogué par sa propre démesure, refermant dans le capharnaüm une « affiche de la saison » franchement fanée.

JD