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Chroniques
Samson et Dalila
opéra de Camille Saint-Saëns
Provocations et contresens sont au programme de la nouvelle production très attendue de Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns, à l’Opéra national de Paris. Le seul ouvrage lyrique régulièrement joué parmi la dizaine que compte le catalogue du compositeur français n’avait plus été donné in loco depuis vingt-cinq ans. En 1991, lorsque Pierre Bergé présidait aux destinées du nouvel édifice construit Place de la Bastille, fut extrêmement controversée et conspuée la production de Pier Luigi Pizzi : elle proposait, entre autres, pour l’effondrement des colonnes du Temple de Dagon le Palais Garnier qu’on venait de fermer et qui était censé devenir musée.
C’est à Damiano Michieletto [lire notre chronique du 17 mars 2016 et notre critique du DVD La bohème] que revient l’honneur de faire découvrir sa vision du chef-d’œuvre de Saint-Saëns. Au quadragénaire vénitien le public parisien avait fait un excellent accueil en 2014 et 2016, pour un très sympathique Barbiere di Siviglia (Rossini), façon Almodóvar, transposé dans les années soixante.
Ici, rien de drôle – on ne rigole plus !
Le décor de Paolo Fantin est sinistre et carcéral, malgré un étage bourgeois qui se résume à la chambre de la demi-mondaine Dalila, pendant que les violences se situent en bas. Les costumes sont tristes et contemporains. Au premier acte, les Hébreux suppliants, qui semblent s’échapper tout droit d’un épisode de la série américaine fantastique The walking dead, s’acharnent sur un Samson en victime expiatoire de leur souffrance qui porte déjà toute la culpabilité de ses fatals péchés de luxure. Les Philistins arrivent, violentent quelques belles et passent à tabac les hommes, en tuent certains à bout portant sans qu’aucun ne s’effondre. Le mystère de cette immortalité bien connue des aficionados de la série revient bien sûr à notre Samson, protégé par la main de Jéhovah. Dalila, icône gay dans sa chambrée chic, post art déco, caresse et tripote ses mignons qui sont en fait ses suivantes travesties en homme. Quant au ballet sommaire, intercalé entre les deux airs féminins, il se résume encore à des violences prémonitoires contre le double du malheureux Samson à qui l’on crève déjà les yeux, aux cris apeurés du vrai – le chanteur – assistant à la scène.
Le deuxième acte se situe entièrement dans la chambre de Dalila qui, de demi-mondaine, devient fille à soldat. Non sans une inutile cruauté, le Grand Prêtre de Dagon ne se prive pas non plus d’effeuiller notre pauvre héroïne, attifée en péripatéticienne. Brutal et lubrique, il a des airs de Scarpia avant l’heure dans sa façon de traiter sa Dalila-Tosca. Quand Samson survient, Dalila ne semble plus convaincue d’exercer sa vengeance. Mon cœur s’ouvre à ta voix surprend par des poses lascives et l’initiation d’un héros plus benêt que nature. À court d’arguments, Dalila menace de se suicider avec une dague. Torturé entre passion et devoir, Samson la lui arrache pour se couper lui-même la symbolique queue de cheval. De plus, cette attitude autodestructrice, difficilement compréhensible pour une partie du public, semble regrettée par son amante.
C’est là que commencent vraiment les provocations et les libertés prises avec le livret. Et si, comme on avait commencé à l’imaginer, Dalila était follement amoureuse de Samson, au point qu’elle en oublie toute haine et toute vindicte à son égard, n’en déplaise à l’Histoire Sainte ? À l’Acte III, pendant l’air de la meule, elle tente, pleine de remords, de consoler son Samson aveugle qui, effrayé, la repousse. À la fin du premier tableau, elle pleure à chaudes larmes, ponctuant la musique de ses bruyants sanglots. Michieletto transforme ensuite la bacchanale en un bal masqué emprunté au Satyricon de Fellini, le Bas-Empire romain remplaçant le règne philistin, avec des scènes orgiaques agressives et provocatrices. Le Grand Prêtre est déguisé en Imperator et Dalila en Cléopâtre de pacotille. Le malheureux Samson est encore la bête noire des ennemis d’Israël, Quasimodo christique copieusement battu et arrosé d’essence. Il serait brûlé vif sans l’intervention de sa maîtresse. Clou du spectacle, ce n’est pas un enfant qui guide ses pas entre les colonnes du Temple pour le faire s’effondrer, mais l’amoureuse elle-même qui l’incendie, les fêtards s’étant providentiellement retirés. Elle profite de l’occasion pour s’immoler avec son amant ; une très spectaculaire explosion digne du cinéma hollywoodien aveugle un public fort agacé.
Heureusement, l’interprétation vocale est de très haut niveau, avec une Dalila d’exception, Anita Rachvelishvili, mezzo-soprano au timbre d’airain, techniquement parfait, à la voix opulente et pleine de nuances. On avait admiré la Géorgienne avant l’été, ici-même, en Amneris d’Aida [lire notre chronique du 19 juin 2016, mais aussi celles de ses incarnations dans Prince Igor et La fiancée du Tsar]. Son français est très correct et pour être l’une des grandes Dalila d’aujourd’hui, elle devra instiller encore plus de sensualité. La voix puissante d’Aleksandrs Antonenko, qu’on avait applaudie dans le même rôle à Genève [lire notre chronique du 21 novembre 2012], rappelle celle de Jon Vickers, l’un des tenants inoubliables du rôle de Samson des Trente Glorieuses. Le grand ténor letton offre une prestation bouleversante de bout en bout. Son air de la meule – un sommet de la partition – émeut aux larmes. L’autre Letton, Egils Silins, possède une voix trop grave pour vraiment rivaliser avec les barytons qui s’illustrèrent dans la partie du Grand Prêtre de Dagon. Il est disqualifié par un français approximatif et a bien du mal à assagir un outil puissant qu’il projette fortissimo. Les seconds rôles sont parfaitement assumés avec l’Abimelech de Nicolas Testé et le Vieillard hébreu de Nicolas Cavallier, seuls français de cette distribution.
Les grands triomphateurs de la soirée sont les Chœurs et l’Orchestre de l’Opéra national de Paris, dirigés par un Philippe Jordan en état de grâce. On pourra lui reprocher des tempi un peu disparates : trop retenus au II, ce qui ôte un peu de passion à la confrontation des deux protagonistes, et trop précipités pour le deuxième tableau du III. Pour le salut final, le Tout-Paris de cette première fait un triomphe et une ovation bien mérités aux chanteurs et au chef, mais couvre de huées le metteur en scène et son équipe. Signalons qu’à la Générale (à présent payante et réservée aux moins de vingt-huit ans), cette même mise en scène fut ovationnée par un public ravi : signe des temps, les attentes semblent aujourd’hui différentes et contradictoires. Le débat concernant les mises en scène iconoclastes et provocatrices est donc loin d’être clos. Au moins, la qualité de l’interprétation musicale a su rassembler les publics dans un même élan.
On nous promet de nouveaux Samson et Dalila dans le sud de la France et sur d’autres scènes parisiennes, avec rien moins que Roberto Alagna, Jonas Kaufmann, Elīna Garanča ou Marie-Nicole Lemieux… Espérons que la résurrection de la Manon de Massenet dans le monde entier, il y a une dizaine d’années, se reproduise pour cet opéra avec de prochaines productions plus fédératrices.
MS