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Chroniques
Samson et Dalila
opéra de Camille Saint-Saëns
Si le seuil du XIXe siècle au XXe compte quelques grands compositeurs français, Camille Saint-Saëns est assurément l’un d’entre eux. Assez curieusement, ce n’est pas sur nos terres que son œuvre s’avère le plus populaire, et lorsqu’on l’y joue elle s’y révèle relativement peu honorée, comme l’ont démontré les représentations récentes à Bastille, par une mise en scène qui bafouait grossièrement l’argument et une fosse pas vraiment en phase avec ce que d’aucuns seraient tentés d’appeler notre répertoire national [lire notre chronique du 4 octobre 2016]. Logiquement, c’est hors frontières que l’amateur de cet incontestable chef-d’œuvre qu’est Samson et Dalila trouve son goût satisfait – de quoi croire en la permanence, tout bien considéré, l’ouvrage ayant vu le jour à Weimar en 1877 avant de gagner la France treize ans plus tard, et encore par la petite porte, puisque c’est Rouen qui accueillit sa première et non Paris (qui s’alignait en 1892, il est vrai).
Aujourd’hui, rien ne semble avoir changé ; ce n’est pas en sa patrie qu’on aime Saint-Saëns, malgré les initiatives louables du Centre de musique romantique française de… Venise, tiens !... [lire notre critique du CD Les barbares]. Coproduite avec Pékin, la nouvelle mise en scène présentée au Teatro Regio efface largement le loupé parisien. Grâce à son esthétisme intelligent, à un orchestre dont les sonorités ne sont peut-être pas tout-à-fait françaises – mais, peu ou prou wagnérienne, la partition s’accommode avec avantage des couleurs piémontaises – merveilleusement conduit par un grand chef d’opéra, à une performance chorale exemplaire et à une distribution efficace, Samson et Dalila fait sensation à Turin.
La précision du Messager de Roberto Guenno ne fait aucun doute, le tout jeune ténor nord-américain Cullen Gandy est déjà prometteur en Premier Philistin, à défaut du Second, confié à un baryton dispensable. L’autorité douce du Géorgien Sulkhan Jaiani est parfaite dans le rôle du Vieil Hébreux qu’il gratifie d’un phrasé presque trop beau. L’autre basse se sort clairement moins bien de la partie d’Abimelech. Souvent entendu dans le domaine italien [lire notre critique DVD de son Scarpia génois ainsi que nos chroniques du 4 février 2014 et du 2 mai 2013] et récemment applaudi en roi fratricide d’Amleto de Faccio [lire notre chronique du 28 juillet 2016], Claudio Sgura se fait apprécié ici en très solide Grand Prêtre de Dagon : la diction est indiscutable, la musicalité ne fait pas défaut. Celui qui nous enthousiasmait le mois dernier à Madrid en Pollione [lire notre chronique du 29 octobre 2016] retrouve en véritable héros vocal la scène turinoise [lire notre chronique du 24 octobre 2014] : fringuant sexagénaire, Gregory Kunde campe un Samson intense dont la voix dense envahit tout le théâtre comme sans effort, affirmant un timbre que le temps ne ternit pas le moins du monde, pas plus que le souffle, d’ailleurs (l’artiste paraît disposer d’une réserve inexplicable). Avec un chant chiquissime d’élégance et une présence scénique captivante, Kunde est un Samson extraordinaire. Seule ombre au tableau d’honneur de ce casting des grands soirs, Daniela Barcellona ne possède pas vraiment ce qu’il faut pour Dalila. Belcantiste incontestée, la chanteuse n’a pas le format du rôle. Du coup, sans démériter quant à la tessiture, elle n’atteint jamais la sensualité qu’on attend d’elle, ni l’emportement dans la vengeance.
En profitant un peu de la belle et stricte cité, on s’aperçoit rapidement que la plupart de ses habitants parlent notre langue. De là à l’articuler aussi parfaitement sur un plateau d’opéra et à plusieurs !... Il faut féliciter chaque membre du vaillant Coro del Teatro Regio, non seulement sur ce point déjà important mais aussi pour l’excellence musicale des interventions, à la fois dramatiques et nuancées, ainsi que son chef, Claudio Fenoglio.
À l’inverse de Michel Plasson dont fut déploré le caractère sédatif qu’il imposait à l’ouvrage [lire notre chronique du 21 novembre 2012], Pinchas Steinberg dynamise l’orchestre local dont il tire le meilleur de chaque pupitre. Respectueux de la balance parfois difficile entre voix et fosse, selon la manière symphoniste des compositeurs de l’époque, il négocie une interprétation malgré tout contrastée qui grandit en expressivité. Sous son bras, la célèbre bacchanale est totalement décoiffante ! Les audaces érotiques de la chorégraphie de Leda Lojodice – l’incroyable poupée mécanique du Casanova fellinien (1976) ! – s’inscrivent bien dans cette vivacité.
Le monumentalisme de la mise en scène d’Hugo de Ana (direction, décors et costumes : chapeau !) est de taille à affronter avec courage la quasi-mégalomanie orientaliste de Samson et Dalila. Escaliers interminables, bas-reliefs grandioses, occupation solennelle de l’espace, effets raffinés de trompe-l’œil, de clair-obscur et de fondus enchaînés, dans des camaïeux argentés : il n’en faut pas moins pour un tel ouvrage. Avec un goût exquis, il suggère les différents lieux, prenant appui sur les évocations soignées de Sergio Metalli qui signe une incursion vidéastique splendide. L'artiste argentin invite les personnages dans un conte inquiétant qui charme tout de suite [lire notre critique des DVD Don Carlo et Medea]. On en redemande ! Peut-être un beau jour un directeur d’opéra mettra-t-il à l’affiche Henry VIII ou Déjanire, qui sait ?...
HK