Chroniques

par françois cavaillès

Samson et Dalila
opéra de Camille Saint-Saëns

Opéra de Monte-Carlo
- 25 novembre 2018
Kazuki Yamada joue Samson et Dalila (1877), l'opéra de Saint-Saëns
© alain hanel | opéra de monte-carlo

Comme par magie, ses doigts ont dû s'envoler en fumée, à la toute fin de neuf ans de composition ! Dès lors en 1877, ayant avec Samson et Dalila donné naissance au plus célèbre de ses douze opéras, la machine à écrire musicale qu'est devenu Camille Saint-Saëns (d'abord enfant prodige du piano, puis très réputé et brillant organiste) connaîtra, au soir du XIXe siècle, les vapeurs des nimbes. Et cette œuvre d'essence certes singulière, par l'inspiration biblique et la proximité avec le genre oratorio, peuple tant de soirées lyriques à travers le monde, revient à la maison ou, mieux encore peut-être, tout près de France, où le public a les yeux de Chimène pour les nouveaux habits sur le vieux fil légendaire tendu par Saint-Saëns et le librettiste Ferdinand Lemaire. À l'Opéra de Monte-Carlo cet automne, devant une assistance vite conquise, très attentive dès le prélude, cela tient du tissu lamé or dans une production de rêve, tant pour la musique, captivante, que le grandiose univers onirique.

D'aspect éclatant, les fantastiques costumes et décors proviennent de Milan. Ils sont signés du peintre Agostino Arrivabene et semblent, par l’opulence postmoderne un peu folle et l'époustouflante pompe généreusement servie sur la scène du Forum Grimaldi, dignes du richissime Met’ de New York. Coiffes ou masques géants, monstres ou guerriers aux longues armes, imagerie directement représentative d'un espace-temps en fuite, avec une forte sensibilité au monde sauvage étrangement ressuscité... Il y aurait quelque chose d'un film-monde monumental, récent et inspiré comme Avatar (James Cameron, 2009), dans la mise en scène fort appréciable de Jean-Louis Grinda, directeur de la maison monégasque, qui voit loin dans l’imaginaire opératique assez futuriste, mais sans délire et en accord avec « l'homme qui sait le mieux la musique du monde entier » (Saint-Saëns, selon Debussy). Ainsi l'exaltant spectacle de la Fête nationale comporte-t-il quelque quatre-vingts choristes, à l'entrain magnifique, le ravissant et Ballet de l'Opéra de Shanghai, très exact, en invité spécial pour d'ondulantes revues irréprochables et un plateau vocal revigorant.

Tel le peuple hébreu, on s'éveille aux cris de révolte de Samson, émis à grandes lampées par le ténor Aleksandrs Antonenko, au beau timbre d'airain [lire nos chroniques du 21 novembre 2012, du 3 mai 2014, du 17 octobre 2015, des 19 juin et 4 octobre 2016]. Même clarté du chant, dans un registre plus sombre, pour l'Abimélech de Julien Véronèse [lire nos chroniques du 22 mai 2013, du 8 mars 2014, des 26 juin et 18 décembre 2015, du 16 février 2017 et du 6 avril 2018]. Excellent baryton, de même, qu'André Heyboer, qui signe un Grand Prêtre Dagon à l’honorable ligne de force incantatoire [lire nos chroniques du 9 octobre 2007 et du 4 novembre 2011]. L'air le plus mélodieux semble attacher au Vieillard hébreu, tenu de la meilleure façon, aussi juste qu'ordonnée, par la basse Nicolas Courjal [lire nos chroniques des 9 juillet et 31 août 2014, du 26 mars 2015, du 5 octobre 2016, des 29 mars et 14 juin 2017, des 25 mars et 2 octobre 2018].

La part du lion revient, naturellement, à Dalila, le seul rôle féminin de l’ouvrage. Ce chant à l'effet merveilleux, capable de passer de la soie pure du plus doux mensonge à la vérité inaltérable comme le marbre, est le signe évident d'une performance très maîtrisée par le souverain mezzo Anita Rachvelishvili, cantatrice douée qui convainc de son omnipotence et, bien sûr, touchante, brillant d'une si large lumière [lire nos chroniques du 19 octobre 2013, des 1er mars et 11 octobre 2014].

L'Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo et son chef Kazuki Yamada [lire notre chronique du 19 juillet 2011] assurent toutes les formes du lyrisme du compositeur français, sans manquer de dynamisme et de sensationnel pour les copieux et électrisants ballets. Aux scènes-clés, alors qu’un habile recours à la vidéo, dans l'aisance des éclairages de Laurent Castaingt, parfois filtrés de vert et d'or, permet de façon spectaculaire de rompre le charme (fin de l’Acte II), puis de conclure au miracle (fin du III), la musique fait tout bonnement rêver – qu’Hébreux et Philistins déposent les armes, homme et femme s'aiment en harmonie, que la nature suffise sans paradis ni enfer... Pour son premier opéra à Monaco, Yamada privilégie à la fois vitesse, puissance et finesse, tout mettant en valeur le prodigieux sens de l'orchestration de Saint-Saëns.

L'Opéra de Monte-Carlo nous confie ce grand songe renouvelé du musicien et de l'enfant – figure énigmatique très présente au long des trois actes comme témoin des dramatiques violences humaines et particulièrement proche de Samson, pour traverser la grande épreuve avec tendresse, sans mièvrerie.

FC