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Chroniques
Satyricon
opéra de Bruno Maderna
Après une mémorable Troisième de Mahler par la Staatskapelle Dresden et Christian Thielemann [lire notre chronique de la veille], notre séjour à l’Osterfestspiele Salzburg (festival de Pâques de Salzbourg) se poursuit en matinée avec la dernière représentation de Satyricon. L’on ne saurait accuser le chef berlinois, directeur artistique de l’évènement, de faire impasse sur la musique de notre temps en bonne intelligence avec l’intendant général de l’illustre manifestation, le compositeur Peter Ruzicka [lire nos chroniques du 17 avril 2004 et du 3 septembre 2015], avec la présence d’œuvres de Sofia Goubaïdoulina au programme de cette édition (une commande à la compositrice russe y sera créée en 2019) et l’opéra de chambre de Bruno Maderna – après Lohengrin (1982) de Salvatore Sciarrino l’an passé, avant la première mondiale de Thérèse (d’après Thérèse Raquin de Zola) de Philipp Maintz l’an prochain.
Quoique ancien, Satyricon, qui connut le jour au printemps 1973 (Holland Festival), affiche une audace que bien des créateurs actuels n’atteignent guère, il faut l’avouer. L’œuvre demeure extrêmement rare, de sorte qu’on en put voir une seule production depuis les premières publications de ce média, et dans une réalisation relativement satisfaisante [lire notre chronique du 26 février 2004]. La principale raison en est assurément son appartenance au mouvement de la forme ouverte – suite à la parution de l’ouvrage fondateur d’Umberto Eco (Opera aperta, Bompiani, 1962) – qui, quelques décennies après la disparition du musicien, confronte chefs et gens de théâtre à des carences et à des choix que seuls les plus téméraires se sentent de taille à relever. Pour chance, c’est le cas de la dramaturge Juliane Schunke, du metteur en scène Georg Schmiedleitner et du chef Peter Tilling qui signent ici une version spécialement construite dans le matériau initial pour l’Osterfestspiele où elle est présentée en coproduction avec le Teatro Communale de Modène et la Semperoper de Dresde.
Outre la question de la forme, work in progress où l’absence de linéarité de l’argument croise les tâtonnements face à un opus inachevé – tel Hyperion de 1964 [lire notre chronique du 22 février 2007], dont il existe une douzaine de variantes –, le solide ancragedans les préoccupations du temps fait peut-être reculer les initiatives. À l’heure actuelle, l’engagement politique de l’artiste induit une dimension plus complexe, au point de sembler cruellement passé de mode : il lui revient dès lors de placer très haut la barre pour légitimer le courage même à le faire. La notion de consumérisme a changé : les débordements de cette donnée essentielle, vitale du capitalisme omnipotent ont gagné un caractère perpétuel et mortifère avec le surgissement de la virtualité – on peut même s’interroger sur un certain besoin de corporalité dans le non-lieu de cette virtualité invasive. Sur ses sujets, les questions d’aujourd’hui ne sont donc plus tout à fait les mêmes que celles des années soixante-dix. Par ailleurs, le plurilinguisme du livret (principalement chanté en anglais, avec des inserts conséquents en allemand, français, italien et latin), comme l’habitude en avait été prise par Luciano Berio (Omaggio a Joyce, 1958 ; Passaggio, 1962, Laborintus II, 1965 ; etc.), éveille éventuellement quelque tiédeur à présenter au public un ouvrage relativement difficile, de même que la brièveté de la représentation (environ une heure et demie). Enfin, à travers l’usage critique de la Cena Trimalchionis(autour de laquelle s’articule le récit picaresque de Pétrone) en brocard de la société de consommation – ce qui le différencie nettement des films éponymes de Polidoro (1968) et de Fellini (1969) –, c’est le genre lui-même que Satyricon interroge, au cœur de trente ans de crise de l’opéra jalonnée par Votre Faust d’Henri Pousseur et Staatstheater de Mauricio Kagel, puis bordée par Europera de John Cage [lire nos chroniques du 25 novembre 2016 et du 8 décembre 2017].
Tout en actionnant un tant triste qu’étonnant remue-ménage, le spectacle de Schmiedleitner illustre avec génie le quasi-statisme d’un tout-jouir dénué de sens dont la pacotille se fait idéal miroir. Dans les costumes immuables de Tanja Hofmann, le philosophe Eumolpus observe les échanges entre Quartilla, Criside, Niceros, Scintilla et Habinnas, dans le banquet de Trimalchio que domine la matrone Fortunata. Des aléas triviaux ne manquent pas d’en étayer la fantasmagorie érotique, avec un humour échevelé qui, coquettement, se love dans le vaste réseau citationnel de la partition dont l’ironique hétérogénéité, plus osée que la polyglossie du livret, emprunte brillamment à Monteverdi et Weill en passant par Gluck, Tchaïkovski, Verdi, Bizet, Wagner et tant d’autres, tout en louchant du côté de la chanson populaire et du jazz. Les maîtres d’œuvre de ce Satyricon – qui, pour n’avoir point encore été vu (par définition) dans cette nouvelle mouture, n’est pas non plus une première salzbourgeoise puisqu’en 1991 le public du festival d’été l’abordait au Mozarteum dans une production signée George Tabori – laisse le public s’installer dans la salle sur la stimulante bande fixée de l’époque, les musiciens de l’Österreichisches Ensemble für Neue Musik (ŒNM) prenant place peu à peu devant le premier rang et sur la touche gauche du plateau, avec une harpe isolé à droite. L’excellente formation, aguerrie au répertoire contemporain [lire nos chroniques du 30 novembre et du 2 décembre 2017], est efficacement dirigée par Peter Tilling, en habit de lumière. « Welcome to our party ! » : la facétieuse Michal Doron, mezzo-soprano au timbre opulent et à l’évidente projection, invite à une fête étrange vécue entre deux énormes réfrigérateurs d’où naîtront bientôt les ministres du culte, pour ainsi dire : deux apollons nus et dorés, en masque de chien et harnais d’esclave sexuel qu’ils ne sont pas – Vladimir Zhilyaev et Benedikt Vesenmayer.
Grand bravo aux chanteurs de cette revue déjantée où se glissent des souvenirs du XVIIe siècle, madrigaux de Rossi et sonate de Riccio : le baryton-basse Matthias Henneberg (Eumolpus), le jeune baryton Bernhard Hansky (Niceros), le ténor fort incisif de Timothy Oliver (Habinnas) et celui, plus charnu, de Tom Martinsen (Trimalchio). Du côté des dames, félicitons chaleureusement le lyrisme du soprano Tahnee Niboro (Criside), la caressante couleur vocale du mezzo Michal Doron (Fortunata), enfin le colorature fulgurant de Katerina von Bennigsen (Scintilla), irrésistible.
BB