Chroniques

par bertrand bolognesi

Savaria Szimfonikus Zenekar
Ádám Medveczky joue Smetana, Chopin, Rajter et Veress

Visegrád, un concert des nations
Művészetek Palotája / Budapest
- 7 octobre 2011
© bertrand bolognesi

Afin de dignement fêter le vingtième anniversaire des accords de Visegrád, le programme de ce premier concert d’automne du cycle des Découvertes d’orchestres – qui accueille les formations symphoniques hongroises (Philharmonie de Budapest le 31 octobre, Orchestre Symphonique de Miskolc le 8 novembre et Orchestre Symphonique du Danube le 3 décembre) – fut sensiblement modifié. Dans cette même cité de Visegrád (situé dans le coude ouest du grand virage danubien, au nord de la capitale) où le roi de Hongrie Charles Robert d’Anjou formait alliance avec les rois de Bohême et de Pologne en 1335, les chefs d’État slovaque, tchèque, polonais et hongrois se rencontrèrent en février 1991 pour créer ce qu’on appelle désormais le V4, entité politique d’échanges économiques et culturels constituée à la suite de la chute du bloc d’influence soviétique. Aussi s’agit-il d’honorer ce soir chacune des nations en présence.

Après une introduction de Varga Csaba, maître des lieux, le discours du Président hongrois de la République, Pál Schmitt (qui rappelle que les nations peuvent parler une seule et même langue : celle des arts) ouvre le concert, donné en présence de leurs Excellences les Présidents Ivan Gašparovič (Slovaquie), Bronisław Komorowski (Pologne) et Václav Klaus (Tchéquie). Place aux musiciens du Savaria Szimfonikus Zenekar – autrement dit l’Orchestre Symphonique Savaria, formation créée en 1962 à Szombathely, à l’ouest du pays (environ cinquante kilomètres de la frontière autrichienne) –, au chef Ádám Medveczky et à l’Ouverture de La fiancée vendue, troisième opéra de Bedřich Smetana (Prodaná nevěsta), créé à Prague au printemps 1866. L’interprétation s’avère vigoureuse, révélant la saine effervescence des cordes, dans une jubilation sagement canalisée qui s’apparente au suspense. La gestion de la dynamique est passionnante, cette tonicité conjuguant bientôt une enveloppante onctuosité de ton qui surprend positivement, jusqu’à un final enlevé, livré sans pompiérisme aucun.

L’entrée du jeune pianiste István Lajkó sur la scène du magnifique Auditorium Bartók du Palais des arts, dont jamais nous ne nous lasserons de vanter les incomparables vertus acoustiques, signifie l’hommage à la Pologne, avec l’exécution du Rondo en fa majeur pour piano et orchestre Op.14 « à la Krakowiak » de Fryderyk Chopin – c’est bien le moment de nous autoriser l’emploi du prénom polonais, comme il se doit d’autant plus avec cette œuvre. Dès les premiers pas, le piano impose une remarquable clarté à la mélodie jouée dans une nudité à peine dissimulée sous un voile orchestral discret rapidement percé par la lumière de la clarinette solo. L’écart de niveau entre les cuivres et les autres pupitres de l’orchestre accusera de malencontreuses maladresses venant trop tôt briser l’enchantement. De même la fermeté de la frappe n’est-elle pas toujours heureuse dans l’aigu du Steinway, méritant sans conteste plus de délicatesse. Si les redoutables syncopes à faire bondir l’Allegro conclusif s’articulent fidèlement, une certaine uniformité de nuance signe une interprétation relativement terne qui donne à penser qu’avec le temps ce soliste de vingt-sept ans trouvera sans doute à assouplir sa respiration dans la rondeur souhaitable de sa sonorité.

Né au nord du Danube en 1906, plus précisément à Pezinok, ville viticole slovaque des contreforts carpatiques occidentaux, le compositeur Ľudovít Rajter n’est guère joué par chez nous. Pour situer, il faut donc préciser qu’après de brèves études musicales à Bratislava, Rajter irait perfectionner son art à Vienne auprès des compositeurs Joseph Marx et Franz Schmidt, à la fin des années vingt, tout en se formant à la direction d’orchestre. Parallèlement à ses premiers pas d’enseignant à Bratislava, il approfondit son approche de la création à l’Académie Ferenc Liszt de Budapest, auprès d’Ernő Dohnányi, dans les premières années de la décennie suivante. Bientôt patron de l’Orchestre Symphonique de la Radio Hongroise (de 1933 à 1945), c’est tout naturellement qu’il orientera bientôt son œuvre vers l’effectif symphonique, sans délaisser pour autant son instrument, le violoncelle. De fait, si son catalogue comprend de nombreuses pièces chambristes, elles datent des premières années, le maître s’attelant activement à écrire pour l’orchestre et le ballet, tout en s’exprimant régulièrement à travers des mélodies dont l’inspiration fut souvent folkloriste. Un retour embryonnaire manifeste à l’écriture chambriste se constate dans les années soixante, se faisant franchement manifeste vingt ans plus tard. Outre sa grande productivité de compositeur, Ľudovít Rajter fut un pédagogue et un chef important, l’un des fondateurs de l’Orchestre Philharmonique de Slovaquie qu’il conduisit de 1949 à 1976, après avoir dirigé l'Orchestre Symphonique de la Radio Tchécoslovaque Bratislava de 1946 à 1949, formation qu’il retrouvera entre 1968 et 1977. En jouant ce soir sa Suite symphonique de 1933, le Savaria Szimfonikus Zenekar rend également hommage à celui qui fut son chef honoraire nommé à vie en 1991, l’année même de la rencontre de Visegrád.Ľudovít Rajter s’est éteint il y a onze ans, à Bratislava.

Dès l’Allegro initial, premier des trois mouvements de la Suite symphonique de Rajter, plusieurs influences se font entendre, dans une facture qu’on pourrait dire « de collage ». Ainsi les atours rythmiques d’une identité subcarpatique forte croisent-ils un néoclassicisme tourné vers Vienne que rehausse le brillant particulier des œuvres de Dohnányi, son maître. L’ailleurs y est omniprésent, qu’il s’agisse d’un lyrisme plus latin comme des musiques nègres venues d’Amérique, alors à la mode dans toute l’Europe. Le Presto central associe une grandiloquence festive à une tendre mélopée du premier violon, d’une inflexion nettement méditative qui regarde, jusqu’en ses échanges avec les bois, du côté de Bartók (on pense aux Rhapsodies conçues à la toute fin des années vingt, plutôt qu’aux concerti). Le Molto vivace final s’affirme plus personnel, dans une urgence qui retient l’écoute.

Après l’entracte, le concert immerge l’auditeur dans la première manière compositionnel de Sándor Veress. Né en 1907 à Kolozsvár, capitale de Transylvanie austro-hongroise (aujourd’hui Cluj, en Roumanie), tout portait Veress à suivre la voie ouverte par ses maîtres de Budapest, Zoltán Kodály et, surtout, Béla Bartók, né lui-même dans le Banat, alors comitat austro-hongrois dans l’actuelle Roumanie (à une soixantaine de kilomètres de Timişoara). Bientôt engagé lui aussi dans l’exploration ethnomusicologique, le compositeur devint l’assistant du très indépendant autant qu’original László Lajtha qui affermit la filiation entre les aînés Kodály et Bartók et le benjamin Veress, soit entre la génération de 1880 et l’enfant du nouveau siècle, à la fois par sa naissance en 1892 (dont intermédiaire, pourrait-on dire) et son apprentissage auprès du premier.

En 1949 commence pour Veress une deuxième vie musicale, celle de l’exil à Berne où, selon une tradition hongroise ancestrale et toujours vérifiable de nos jours, il s’avère excellent pédagogue. Sa découverte d’autres esthétiques vient alors bouleverser son écriture, constituant une rupture radicale. Ainsi, comme on le fait de György Ligeti, illustre transylvain qui fut son élève, distinguera-t-on une période hongroise dans son parcours compositionnel. En 1932 déjà, dans sa Sonate pour piano, Sándor Veress s’appropriait une tradition classique qu’il confrontait aux inspirations populaires ; après une première Toccata lorgnant vers l’Italie baroque, puis un Menuet incluant une Musette presque ramiste, le jeune homme (vingt-cinq ans) concluait son œuvre par une seconde Toccata de caractère nettement hongrois, notamment par l’accentuation originale qui l’articule. De même, en 1940, conçoit-il en trois mouvements sa Symphonie n°1 (il en signerait deux autres en 1953), comme prolongement stylistique de la Sonate et du Concerto pour violon et orchestre (1937-39).

Nous entendons d’abord un Preludio qui, à l’instar de certains chœurs de Kodály, investit une polyphonie renaissante italienne qu’il organise dans une structure plus classique que l’écoute pourrait associer au Stravinsky de Pulcinella (1922), bien qu’exempte de citation comme de pastiche, contrairement à la façon du Russe. Ádám Medveczky en soigne délicatement la ciselure. Suit un Andante d’une infinie tendresse, ici livré par des cordes irrésistibles qui en soulignent sans surenchère la fascinante expressivité, héritière de Bartók, bien sûr, mais également proche de Sibelius. Malgré des cuivres approximatifs, ce mouvement dont la mélodie est ponctuée en son centre d’une danse qui, par contraste, en révèle plus encore la gravité, porte l’assemblée à une émotion ténue. Survient un final à la vivacité bien trempée, indiqué Allegro vivace, dont les audaces initiales puisent à la source du Mandarin merveilleux (1919). C’est indéniablement là que la symphonie de Veress s’avère le plus hongroise, avançant hardiment ses danses dans la robuste faconde d’un rondo énergique.

BB