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Chroniques
Schneewittchen | Blanche-Neige
opéra d’Heinz Holliger
Œuvre majeure de l'écrivain suisse Robert Walser, Schneewittchen appartient à la catégorie des « dramolets » – néologisme de l'auteur pour désigner des textes « musclés » comme une pièce de théâtre et « effilés » comme un poème. À très peu de distance paraissent Cendrillon (1901) et Blanche-Neige (publiée en revue entre 1900 et 1902), deux variations sur les contes populaires éponymes des frères Grimm. L'ironie qu'on saisit au premier abord tient évidemment au souvenir gardé de ce conte pour enfants. Progressivement, on découvre un jeu de faux-semblants et de cruauté dont le fonctionnement pourrait laisser croire à une destruction méthodique du monde de l'enfance par le cynisme de personnages raisonnant en adultes. La narration commence là où le conte finissait, sauf qu'en lieu et place du mariage heureux et des nombreux enfants, la Reine, Blanche-Neige, le Prince et le Chasseur se réunissent pour rebattre les cartes et réorganiser radicalement le conte.
Walser procède à des prélèvements mémoriels qu'il place en incise dans la trame de l'action, si bien que de la matrice originelle, il ne reste plus grand chose. Le schéma thématique et actanciel est disloqué au point que les personnages s'interrogent l'un l'autre pour trouver un sens à une action qui verse dans l'absurde et le sinistre. Une inlassable mise en abîme se construit en spirale, multipliant à l'infini les perspectives de ce conte sur un conte. La prolifération verbeuse vise à rejouer et déjouer l'énigme à travers une langue mi-prose mi-poésie – langue haletante, repliée sur elle-même, qui se regarde écrire en développant une instabilité irrésistible et épuisante. La pièce ouvre une brèche dans le conte et remet en question le retour de l’ordre social qui en est toujours la fin. Il n’y a pas ici de prince viril pour emporter l’héroïne loin des conflits. Elle reste prisonnière du conte, littéralement écartelée entre l’amour et la haine, parce que la « vérité », celle du meurtre de Blanche-Neige par la Reine qui est le fondement du récit initial, devient décidable : le meurtre a-t-il vraiment eu lieu ? On peut penser que quand la vérité devient décidable, on entre dans la folie. Alors, bonne ou mauvaise mère ? Mère pour la haine ou mère pour l’amour ? « Parle à ma place, toi. Dis donc à cette folle et triste fille que je l'aime et que je la hais » dit-elle au Chasseur pour finir… C’est un jeu sans fin, un cercle fou et implacable dont les personnages semblent ne pouvoir s’échapper à moins de le briser net : « Oh, taisez-vous. Seul le conte a dit ces mots – vous, non, moi, jamais. Un jour, j'ai dit, une fois, oui – c'est fini ».
Extraire de cet apparent bavardage walsérien suffisamment de matière théâtrale, tiendrait déjà de la prouesse. Peut-on alors imaginer transformer en livret d'opéra ce mille-feuilles qui menace à tout moment de verser dans la schizophrénie ? En sortant de la salle, la question demeure en suspens, si bien que de la musique d’Heinz Holliger ou de la mise en scène d'Achim Freyer, on ignore au juste laquelle a le plus contribué à ce profond sentiment d'insatisfaction.
La laideur visuelle ne fait que souligner les imperfections d'une musique qui ressasse des figures épidermiques, matière impossible à agréger à travers une écoute cohérente. Les deux heures s'étirent sans que rien, de la fosse ou de la scène, ne vienne nous sortir d'une torpeur délétère. À trop vouloir coller aux infimes brisures de la syntaxe de Walser, l’œuvre tourne en rond et multiplie les figures imitatives, comme dévorée par un livret si prolixe. Le flux musical obsessionnel vient doubler la présence agitée et hystérique des personnages. La scénographie et les costumes manient une épaisseur de trait phénoménale, au point qu'on hésite entre le rire et le dépit.
Plombées par la durée excessive de l'ouvrage, les scènes loufoques s'enchaînent dans une suite de fausses pistes à l'humour décalé et la grossièreté des amalgames. Pour l'occasion, on recycle les hideuses et énormes têtes de carnaval d'Alice in Wonderland d'Unsuk Chin, en y adjoignant des lapins priapiques lutinant un Chasseur en costume de tigre. Entre une Reine qui mâchonne des fœtus sanguinolents et un Prince sous ecstasy qui parcourt la scène en mouvements épileptiques, on en vient à douter des intentions véritables d'une telle entreprise. Entre les marionnettes sur le proscenium et l'action en arrière-plan, le jeu de miroir ne parvient pas à s'imposer comme idée d'ensemble, si bien qu'on reste vite sur un entre-deux très inconfortable qui s'étire jusqu'à la conclusion. Pour se convaincre, il faudra fermer les yeux et tendre l'oreille vers la performance absolument remarquable du Sinfonieorchester Basel.
Heinz Holliger obtient des musiciens une qualité de timbre et une justesse d'intonation qui fait miroiter les éclats translucides d'un matériau explicitement ductile et fuyant. La performance des rôles-titres mérite tous les éloges, à commencer par la Blanche-Neige d'Anu Komsi – d'une virtuosité d'équilibriste dans les aigus, elle rivalise aisément avec les faux-airs d'adolescente de la voix de Juliane Banse, créatrice du rôle. Maria Riccarda Wesseling (La Reine) négocie les changements insensés de registres avec un naturel confondant et une maîtrise assez proche de l'art de la déclamation chantée. Mark Milhofer est un Prince qui joue avec des qualités de projection et d'abattage faisant rapidement oublier les turpitudes auxquelles la scène le contraint. Mention spéciale au Chasseur de Christopher Bolduc et aux interventions discrètes et efficaces de Pavel Kudinov (Le Roi). Autant de réussites individuelles qui font regretter les incongruités et les incohérences de l'entreprise.
DV