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Chroniques
Schubertiades I
L’exceptionnel Winterreise de Thomas Bauer
On saluera d’emblée l’initiative de Laurent Joyeux, l’énergique directeur général de l’Opéra de Dijon, réalisée avec la complicité du violoniste David Grimal (en résidence in loco avec son ensemble Les Dissonances) et du compositeur Brice Pauset (également en résidence), de fêter Schubert à travers ses pages chambristes les plus fameuses. C’est une façon de faire : programmer les tubes et en préparer l’approche au concert par une vaste et riche série de conférences, une semaine en amont, mais aussi pendant trois denses journées de musique. Signalons que ces conférences, pour l’essentiel musicologiques (Le symbolisme dans la musique de Schubert, La sonate pour arpeggione, etc.), débordent volontiers des sujets attendus (comme en témoigne la présence de Guy Mertens, par exemple).
Ouvertes samedi 16 janvier par cinq conférences, ces Schubertiades dijonnaises se poursuivent ce week-end dans une rencontre entre les artistes et le public, et avec trois concerts, ce vendredi. Les aléas d’une offre musicale importante, en ce début d’année, nous firent arriver pour la soirée, retrouvant l’excellent Jos van Immerseel installé devant la copie du pianoforte viennois de Johann Fritz (1818) réalisée en 1981 par Christopher Clarke.
La sonorité, définie et distincte comme celle d’un clavecin, mais plus puissante et incomparablement colorée, de l’imposant instrument, ronde dans le médium, chaude dans le grave, exquisément brumeuse dans l’aigu, offre quatre jeux (pédales) au claviériste belge qui articule le Scherzo en si majeur D593 n°1 dans une inflexion tendre, donnant bientôt un délicat parfum de cymbalum à l’Ungarische Melodie D 817 dont les motifs ornementaux glissent comme tout naturellement dans le chant grêle (contrairement à la complexité qu’ils peuvent imposer à l’interprétation sur piano moderne). La palette expressive d’Immerseel s’affirme plus encore dans l’Allegretto en ut mineur D915, puis dans un Klavierstück en mi majeur D459 n°1 infiniment chanté, porté, y compris dans l’apparente dislocation de son exposition. Les Deutsche Tänze D783 achèvent ce préambule, gracieuses miniatures alternant les caractères.
Les bonnes habitudes se peuvent prendre vite, comme en témoigne la surprise de l’oreille aux retrouvailles du grand crocodile de concert pour la Fantaisie en ut majeur pour violon et piano D934, grand crocodile pourtant plus familier que fait sonner Michel Dalberto en des qualités qu’il magnifie, nuançant discrètement son approche en mariant le moelleux à la fermeté. On retiendra de cette exécution un geste sainement soumis à la pensée musicale, une définition pianistique saisissante, mais un violon curieusement un peu terne.
Après Der Tod und das Mädchen, le Quatorzième Quatuor à cordes de Schubert (D810, en ré mineur), donné par le Quatuor Voce, un Winterreise d’exception vient couronner ce premier soir de quasi festival. Au Fritz-Clarke siège une nouvelle fois Jos van Immerseel qui, avec le jeune baryton Thomas Bauer, donne le grand cycle de Lieder (D 911, 1827) dans une version à fleur de peau. Régularité imperturbable d’un tempo plutôt leste pour Gute Nacht où la voix se révèle avantageusement impactée au fil d’un chant soigneusement nuancé, Wetterfahne qui le montre intelligent et sensible, Gefrorne Tränen affirmant plus encore la richesse du timbre, sont précautionneusement parcourues, la quatrième mélodie libérant alors les qualités expressives de l’artiste.
Et quel artiste ! Mordant plus intimement le texte dès Erstarrung, Thomas Bauer ose un parlando très personnel, soupire dans le Lindenbaum, gagne définitivement le public par l’interprétation concentrée de Wasserflut. Nous voilà pris ! Pourquoi limiter le chant au bien chanter quand les poèmes sont traversés de sentiments induisant des émotions autrement rugueuses ? Ce baryton explore des registres expressifs oubliés, ceux pourtant courants dans la pratique baroque (c’est flagrant dans Rast, par exemple), et bouleverse. De fait, sa façon de tout utiliser de sa voix, y compris ce qu’on pourrait en dire bruiteux, place son approche en totale symbiose avec les sonorités particulières, parfois précaires, même, du pianoforte. Ainsi Frühlingstraum oscille-t-il entre les airs de Marpurg ou Sack (Ecole de Berlin, XVIIIe siècle) et la gouaille d’un Kurt Weill, tandis qu’Einsamkeit s’inscrit plus avant encore dans le temps, dans les pages de Weckmann ou de Schütz. Et, comme souvent dans ce type de démarche, c’est en recherchant une utopique authenticité des matériaux mis en œuvre que les artistes de ce soir montrent toute la modernité de la facture de Schubert.
C’est l’un des grands mérites de ces Schubertiades que de faire se côtoyer différentes approches de ce répertoire. Gageons d’être surpris demain encore…
BB