Chroniques

par bertrand bolognesi

semaine Marco Stroppa, 1 + 2
rencontre avec le compositeur italien

Théâtre du Châtelet, Paris
- 10 et 11 janvier 2005
le compositeur Marco Stroppa et le musicologue Bertrand Bolognesi, une rencontre
© bertrand bolognesi

Il y a un peu moins d’un an, nous vous présentions Nous sommes l'air, pas la terre…, une pièce pour alto et accordéon, créée par Christophe Desjardin et Teodoro Anzelotti lors d’un Midi musical du Théâtre du Châtelet qui en avait fait commande au compositeur Marco Stroppa [lire notre chronique du 2 février 2004]. Aujourd’hui, les Midis musicaux devenus Moments musicaux offrent une carte blanche d’une semaine au musicien italien qui nous explique comment fut imaginé son déroulement :

« On a discuté. J’ai fait plusieurs propositions. Ce que vous voyez maintenant est le résultat de beaucoup d’essais, de pistes parcourues, jusqu’à choisir celles que l’on présenterait. Je suis parti d’une thématique : qu’est-ce qui peut être intéressant pour un public pas forcément spécialisé ? L’idée de la transmission me parut importante et mériter qu’on la creusât. On aurait pu choisir d’autres choses, bien sûr, comme la musique informatique, l’approche formelle ou le travail d’un certain répertoire. J’ai estimé que la transmission était quelque chose de plus général, en tout cas ce n’était pas une thématique de musiciens spécialisés. Aujourd’hui, que ce soit en famille, au travail, dans la société, on est sans cesse confronté à des problèmes de communication, de transmission – d’un sentiment, d’une pensée, de ce que vous voulez. Voilà le point de départ. Ensuite, la transmission se fait de qui à qui, de quoi à quoi ? J’aurais pu imaginer deux concerts monographiques avec toutes mes pièces en solo et chambristes qui, outre l’aspect égocentrique, n’auraient traduit qu’un syndrome de la tour d’ivoire impropre à transmettre quoi que ce soit. Je crois beaucoup à des programmes mêlant des musiques différentes, d’époques parfois lointaines, mais toujours avec une relation. Chacun des concerts de cette semaine traverse une thématique particulière. Par exemple : pour le quintette à vent, il y a un peu l’historique du quintette italien, avec une pièce de jeunesse de Ghedini et un parcours qui mène à la création de Marta Gentilucci, également italienne, le plus jeune compositeur du concert ».

Lundi matin, c’est au Quintette à vents de l’Orchestra Sinfonica Nazionale della Rai qu’il revient d’ouvrir cette Semaine Marco Stroppa, avec le Quintette n°1 qu’écrivait Giorgio Federico Ghedini en 1910, à l’âge de dix-huit ans. On ne joue guère ce musicien en France, et c’est avec plaisir qu’on découvre une écriture abondamment mélodique, d’une certaine fraîcheur. Par la suite, Ghedini réaliserait plusieurs concerti et pièces symphoniques ; il serait surtout un compositeur de théâtre, avec six opéras, trois musiques de scène, l’oratorio scénique Billy Budd et la pantomime Il girotondo. Signalons qu’il sera l’un des professeurs de Luciano Berio.

La formation crée ensuite Viermal nach Aleph de Marta Gentilucci (née en 1973), élève de Stroppa à la Musikhochschule de Stuttgart. C’est une pièce brève usant de micro-intervalles et de pôles, héritière de certains travaux de Ligeti et de Scelsi. Bien que plus connu chez nous que Ghedini, Goffredo Petrassi n’y est pas beaucoup joué non plus ; Radio France lui consacrait deux concert monographiques au printemps 1996. On peut croiser sa musique de temps à autres, la plupart du temps dans des programmes chorales – Boulez dirigeait Estri au printemps dernier [lire notre chronique du 23 avril 2004]. Nous entendons Tre per sette, une œuvre de 1967 conçue pour trois musiciens et sept instruments qui occasionne des manipulations et des changements apparentés de loin aux déplacements rencontrés avec la dernière pièce de ce programme. Convaincu de l’importance de l’engagement de l’artiste dans la Cité, comme Abbado, Dallapiccola, Maderna, Nono, Pollini et bien d’autres musiciens italiens, Armando Gentilucci aura participé à de nombreux festivals, se montrant toujours soucieux de faire reculer les limites de ce que l’on a coutume d’appeler l’avant-garde, soit directement par son travail de composition, soit par ses recherches dans le domaine électronique, sa présence d’organisateur culturel et en tant qu’enseignant. Nous écoutons Cile 1973 qu’achève le questionnement d’une mélopée troublante.

Puis Opus Nainileven (5 Requies pour la démocratie) de Stroppa, commande de l’Orchestra Sinfonica Nazionale della Rai, est joué en création mondiale. Interrogeons le compositeur sur la continuation d’une certaine tradition italienne d’œuvres politiques :

« Je suppose que lorsqu’on pense à 9-11, ce n’est pas la Porsche qui vient d’abord à l’esprit ! L’engagement social, politique, ne peut plus aujourd’hui être abordé directement. Il faut rester dans son domaine, lorsqu’on fait de la musique, sinon, mieux vaut faire une manifestation, un cortège ; c’est autre chose. Cette œuvre a été motivée par trois ou quatre lectures auxquelles j’ai réagi. La première est un article d’Ignacio Ramone dans Le Monde Diplomatique d’octobre 2001 dans lequel, par un remarquable travail d’écriture, on croit lire quelque chose qui parle des évènements américains du 9 septembre 2001 alors qu’on parle en fait de l’assaut du Palais de La Moneda à Santiago du Chili, le 9 septembre 1973, c’est-à-dire le coup d’état de Pinochet aidé par les Américains, responsable de la mort d’Allende. Deux dates impliquent les États-Unis dans deux rôles différents : celui d’attaquant, très souvent occupé, et celui d’attaqué, pour la première fois effectif. Sur un plan purement artistique, la démarche d’Ignacio Ramone est intéressante : il parle d’une chose en sachant que son lecteur pensera à une autre, dans un texte qui fonctionne parfaitement pour les deux. La seconde source d’inspiration fut la lecture du livre 9-11 de Noam Chomsky, le célèbre dissident américain. C’est une série de sept essais sur les différents évènements, une critique acerbe du gouvernement américain, accusatrice de sa politique impérialiste. La lecture du dissident William Blum – qui, comme Chomsky, décortique un ensemble d’agissements assez peu démocratiques des USA, une nouvelle fois en ne mettant pas en cause les américains mais leur gouvernement – et un article dont je ne me souviens plus l’origine ni l’auteur (un intellectuel français, je crois) avançant qu’avec la guerre en Irak la démocratie s’imposait pour la première fois par la torture et l’occupation, comme la pire des dictatures. Ce système, que l’on a cru longtemps le moins mauvais des maux pour nous gouverner, est mort depuis cette guerre. Parce que la démocratie a désormais été mise au même niveau que les pires choses, il faudra inventer autre chose, je ne sais quoi. Rien de neuf, en fait : c’est aussi ce qu’a fait la France en Algérie, l’Italie en Ethiopie. Certains pays d’Europe sont aujourd’hui indignés par des agissements qu’ils ont eux-mêmes perpétrés il n’y a que quelques dizaines d’années. Mais le monde et les temps ont changés…

De cette admiration pour le texte virtuose d’Ignacio Ramone, et des réflexions générées par les autres lectures naquit le besoin de faire moi aussi quelque chose. Le quintette à vent m’apparut assez adapté pour cela, notamment par un ensemble de mises en jeu spatiales. Le hautbois reste derrière, dos au public, à un moment donné, comme un prisonnier un peu illégal qu’on n’aurait pas même le droit de regarder. La fin use d’une structure pyramidale avec deux musiciens devant, deux au milieu et un derrière ; la clarinette (derrière) ne joue pas, mais donne des sons très aigus, comme des cris lointains ; ceux qui la regardent en jouant tournent le dos à la salle, etc. Bref, il y a tout un ensemble de symboliques spatiale et musicale qui me fonctionne assez bien avec cette idée. Opus Nainileven ne se veut pas musique de propagande mais plutôt de réflexion, voire un appel à une façon de vivre ensemble qui profiterait des avancées technologiques permettant aujourd’hui à chacun d’avoir la terre entière au bout du clavier de son ordinateur, sans être unilatérale ni agressive. Le musicien, qui est aussi un citoyen, doit s’interroger sur ces choses, car la musique est un art éminemment social. On n’écrit pas une partition pour l’enfermer dans un tiroir mais pour qu’elle soit jouée par plusieurs individus qui se rencontrent dans ce but et dans un lieu public où des gens viennent l’écouter, tout simplement ».

Le lendemain, la pianiste Tamara Stefanovich qui, comme son maître Pierre-Laurent Aimard, joue beaucoup la musique de son temps, donne un récital où Ligeti croise Rachmaninov – rencontre assez insolite. À un jeu d’une précision exemplaire la jeune femme associe une exigence sans complaisance, évitant le miel habituel dont on englue souvent les partitions du Russe. Avant d’alterner quelques Études-Tableaux Op.9 avec des extraits des trois livres d’Études du Hongrois, elle joue Anagnorisis et Birichino, come un furetto faisant partie du Livre I des Miniature estrose (traduisons par miniatures imaginaires) de Stroppa.

« Ce récital s’articule autour de l’étude. Mes deux pièces ici jouées sont les plus proches du concept d’études. Chaque concert obéit à une volonté de transmettre une certaine façon de penser la musique, à travers la mise en friction de différentes pages. Autres thématiques : la musique de chambre spatialisée, l’électronique de chambre – c’est un terme de mon invention – dans laquelle on reconstruit avec un soliste et une présence invisible (celle des sons électroniques) une atmosphère de musique de chambre, et la musique solo, notamment autour du piano qui est un instrument auquel je suis attaché et à qui j’ai donné beaucoup d’œuvres. »

BB