Chroniques

par bertrand bolognesi

Semele | Sémélé
opéra de Georg Friedrich Händel

Internationale Händel Festspiele / Badisches Staatstheater, Karlsruhe
- 25 février 2017
Floris Visser signe la nouvelle Sémélé du Händel Festspiele de Karlsruhe
© falk von traubenberg

C’est avec une nouvelle production de Semele, opéra en trois actes conçu en 1743 pour Londres, que l’Internationale Händel Festspiele de Karlsruhe ouvrait sa quarantième édition, il y a huit jours. Notre présence à l’événement débute cet après-midi par sa quatrième représentation au Badisches Staatstheater. Avec une distribution satisfaisante, une interprétation orchestrale sensible et une inventive proposition dramaturgique, le festival badois possède ce qu’il faut pour célébrer dignement son anniversaire.

Épisode des Métamorphoses d’Ovide, la punition de l’orgueilleuse mortelle gagne le théâtre lyrique vers 1681 sous la plume de Johann Wolfgang Franck et s’y maintient dans des versions signées Marin Marais (1709), Georg Philipp Telemann (1716) et Antoni Lliteres i Carrió (1718). D’abord écrit par William Congreve pour John Eccles, dont l’ouvrage éponyme de 1707 ne serait pas représenté, Semele séduit Händel dans sa maturité, renonçant peu à peu à l’opéra en faveur de l’oratorio qu’il révolutionne considérablement. À ce titre, l’œuvre s’apparente au futur Hercules, composé l’été suivant [lire notre chronique du 20 janvier 2017], bien qu’elle prenne peu de distance avec l’action dramatique. Le traitement du chœur est moins développé qu’en oratorio mais plus qu’à l’opéra. Le vers anglais vient rythmer de façon caractéristique une facture qui se souvient de l’équilibre de Saül (1739) et avance vers la majesté et la démesure de Judas Maccabæus (1746).

Dès Lucky omens bless our rites, bondissante hymne truffée de fugati inspirés, s’impose la qualité de l’Händel Festspiechor, dirigé par Cartsen Wiebusch. Le muscle d’Avert these omens, magnifique, un Cease, cease your vows presque guerrier, enfin le chœur lumineux qui clôt le premier acte confirment cette bonne impression. L’expressivité des interventions chorales ravit l’écoute, des amours et zéphyrs ombrageux de l’Acte II à l’Oh, terror and astonishment! à couper le souffle du III, tombeau bouleversant que vient effacer la triomphante fugue du final.

Trois heures durant, les Deutsche Händel Solisten conduisent un spectacle captivant.
À leur tête, Christopher Moulds soigne la pompe de la Sinfonia initiale dans une ornementation frémissante mais jamais excessive. On admire la vivacité des cordes et l’urgence parfaitement maîtrisée de l’inflexion. Les deux autres sinfonie (en un seul mouvement, celles-ci) ne sont pas en reste, avec l’inquiète voltige de l’Acte II et l’étonnant basson du III. Mais c’est dans l’accompagnement proprement dit qu’il y a lieu de féliciter le chef britannique, vigoureusement engagé dans le théâtre händélien. Élégance (The morning lark, I ; Lay your doubts, II), folie (Hail cadmus, hail!, I; Hence away, II), solennité (Lucky omens bless our rites, I ; Happy shall we be, III et sinfonia intermédiaire de la dernière scène), dance (hymen, haste, I ; endless pleasure, endless love, I), grâce (Wing’d with our fears and pious haste, I ; My racking thoughts by no kind slumbers freed, III ), émotion (Turn, hopeless lover, turn thy eyes, I ; Ah, whither is she gone!, III ; Too late I now repent, III) et virtuosité (I must with speed amuse her, II ) font toutes les épices de la passion.

Avec ses complices Alex Brok (lumières) et Gideon Davey (décors et costumes), le jeune Floris Visser signe une production qui renouvèle l’approche du mythe sans dérespecter l’œuvre. Le Néerlandais transpose l’intrigue antique dans l’Amérique de Kennedy. Un seul dispositif scénique dont on visite tour à tour la façade et l’intérieur évoque le resolute desk du président étasunien, Jupiter épris de la nièce d’une ex’ (Europe). Outre la coupe vestimentaire et ses couleurs, cigarettes, voitures, alcools, coiffures et même démarches plongent le regard dans le début des années soixante. Aussi ne s’étonne-t-on pas de découvrir la belle Jackie en jalouse Junon ! La compulsion sexuelle du patron du monde rencontre avec bonheur l’infidélité notoire du maître de tous les dieux.

Le pouvoir politique vient servir un éros débridé, quitte à faire taire les témoins par des sacrifices bien de notre temps (la mallette de dollars, la stripteaseuse, etc.), jusqu’à s’aider du SWAT pour enlever la belle. Junon s’écœure à regarder les amours du bellâtre éternel à la télévision (« …where Cithaeron proudly stands… ») et soumet un Somnus surveillant la sécurité du palais où le chef d’état détient sensuellement la rivale alanguie. Malgré la mort de l’héroïne – une jeune femme d’aujourd’hui qui se sera trop approchée des puissants –, on sait l’happy end : ici, Junon et Jupiter figent leur sourire de magazine dans l’affirmation publique d’un ordre recouvré… n’était un joli minois repéré dans le chœur, derechef élu par le dieu pour ses prochaines joutes.

À vingt-sept ans, Ilkin Alpay est membre de l’Opernstudio de Karlsruhe. D’un soprano sûre et délicat, elle sert avec précision le court rôle de Cupidon. Ayant suivi même école entre 2013 et 2015, le baryton-basse Yang Xu offre une pâte vocale homogène au chant bien conduit de Somnus, auquel il prête un timbre autant solide que tendre. L’agilité de More sweet is that name est bienvenue. Passant vite sur un Cadmus moins concluant, l’on retient la fiable amabilité d’Hannah Bradbury en Iris. Nous retrouvons l’alto de Terry Wey, récemment apprécié à Schwetzingen [lire notre chronique du 21 janvier 2017] : efficace dans les récitatifs d’Athamas, il convainc dans le da capo d’Hymen, haste. Autre habituée de la maison, le mezzo-soprano Katharine Tier campe une mâle Junon dont l’impact déplacerait l’Olympe ! Comédienne née, encore livre-t-elle des moments fulgurants – hence away, far from the realms of day! noir comme l’enfer, My will obey dément. Embrassant pour partie le rôle de la redoutable fille de Saturne (III, 3), Dilara Baştar offre un mezzo dramatique de riche couleur à Ino. Elle nuance remarquablement Trun, hopeless lover, turn thy eyes, air de compassion.

Les tourtereaux sont incarnés par deux artistes exceptionnels.
On l’entendit dans Monteverdi, puis Rameau [lire notre chronique du 11 juin 2006 et notre critique du DVD]. Le ténor Ed Lyon conjugue saine clarté et puissance évidente. La ligne de chant de son Jupiter est à elle seule charme absolu. On le découvre à l’Acte II, concentré en une seule scène endurante, avec trois arie. La souplesse de Lay your doubts and fears aside est caresse idéale, contrastant avec l’extrême précision des récitatifs, jamais forcés, et l’agilité stupéfiante d’I must with speed amuse her, presque swinguant, et son da capo brillantissime – d’ailleurs très applaudi ! Le calme Where you walk révèle un souffle inépuisable et un grand art de la nuance. Chaque apparition de ce Jupiter est un bonheur en soi, couronné par le nerf tragique d’Ah, take heed what you press et l’accompagnato funèbre, Ah, whither is she gone, saisissant. D’un frais colorature qui virevolte, Jennifer France avantage Sémélé, d’emblée impérative. D’abord douce (In pity teach me which to choose), elle cisèle bientôt des airs toujours plus insolents de virtuosité. Elle suggère même une relative lascivité dans l’inflexion (Let me not another moment), usant des rodomontades baroques pour montrer la possessivité du personnage (da capo de With fond desiring). La salle l’acclame sans réserve après l’acrobatique No, no, I’ll take no less.

Ainsi notre couverture de l’Internationale Händel Festspiele commence-t-elle en beauté, bravo !

BB