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Chroniques
Siegfried
opéra de Richard Wagner
C'est le vent froid et capricieux du regietheater qui souffle actuellement sur les scènes wagnériennes. À toute chose, malheur est bon – à commencer par l'attention portée au livret qui fait naître de nouvelles perspectives, plus ou moins heureuses. Ainsi, après la levée de boucliers provoquée par les deux premiers volets du Ring parisien en 2010, le public le plus rétif à l'art de Günter Krämer pouvait redouter une déferlante outrancière. Paradoxalement, il n'en fut rien et les hueurs colériques furent particulièrement mal inspirés de s'en prendre à la plus équilibrée des trois soirées données à ce jour. Pour ne pas tomber dans les chausse-trappes de ce théâtre ultra-référencé, il est important de rappeler la grille de lecture qu'il convient d'adopter. Le livret (rédigé de la main de Wagner) pose un enjeu redoutable : celui de le respecter à la lettre. Or, pour éviter l'échec annoncé d'une telle entreprise (littéralité idolâtre et crétine), on est toujours dans l'impératif de l'interpréter, de jouer, de composer avec les diktats irreprésentables et impérieux (dragon, nain, forge, rocher en feu etc.) faute de courir à l'échec assuré d'une imagerie au mieux hollywoodienne. Le pêché véniel de Günter Krämer, c’est de saturer de bonnes intentions un livret très vite devenu bouc-émissaire de son imaginaire.
La référence narrative est donc tenue à distance, objectivée en tant que telle, soit par les extraits du film de Fritz Lang diffusés sur un minuscule écran TV, soit par une liste d'incontournables artefacts wagnériens et ringolâtres (casques ailés, lance, épée etc.) Mieux que la référence, c'est le détournement qui est ici à l'œuvre – au risque de déranger la bienséance bien pensante ; bienséance et conservatisme particulièrement critiquables quand on prend la mesure de la charge révolutionnaire à l'origine du projet wagnérien : le projet séminal d'un théâtre de bois construit à l'occasion d'une seule et unique représentation d'une œuvre alors réduite à un seul opéra (Siegfried) puis voué à disparaître par le feu à l'issue de la représentation (doit-on respecter toutes le volontés des compositeurs ?). Une fois ces obstacles surmontés, on pourra sans crainte laisser le rideau se lever et découvrir l'humour éclatant des premières scènes.
Pas de nain ni de forge à proprement parler, juste une joyeuse scène psychédélique, avec moulin miniature et nains de jardin entre géraniums et champignons hallucinogènes (l'ours débarquant d'un ascenseur n'est pas la moins comique des hallucinations). Mime concentre à lui seul la synthèse binaire opérée par Krämer : le refus de la littéralité (à aucun moment, il n'est représenté sous les traits d'un nain) et l'exagération (« à la fois père et mère », donc travesti déjanté)… Et tant pis si dans cet acte-là la forêt se résume à une plantation de cannabis et si la forge ressemble à un intérieur alternatif seventies. Bon ou mauvais goût, le débat est inutile. Par mauvais esprit, on pourrait simplement objecter que rien n'est vraiment neuf et que les dreadlocks trônaient déjà sur la tête de Walter von Stolzing à Bayreuth, que les lampes UV réchauffaient non pas du cannabis mais la pauvre Brünnhilde de la Scala et que les spaghetti renversés étaient une trouvaille iconoclaste de Chéreau.
Tout se complique avec l'arrivée du Wanderer en clochard mystique et bâton fleuri. Mime quitte ses problèmes d'identité sexuelle, sa perruque et son peignoir de soie (le dragon dans le dos !). Le débat se fait plus sérieux et s'écrit même à la craie sur l'immense rideau devenu tableau noir. Le jeu de questions/réponses entre les personnages permet de dresser un schéma explicatif récurrent : d'un côté, le monde (inférieur-supérieur), de l'autre, un mot-clé : Fürchte, la peur. Cet excès de didactique fait sens à chacune de ses apparitions, même si l'on peut objecter une prise en otage du livret à cette occasion (mort de Fafner, prédiction d’Erda, etc.).
Musicalement, Philippe Jordan n'hésite pas à détricoter les thèmes pour faire sonner tel ou tel détail à la petite harmonie par-dessus les cordes. Ce regard analytique donne à entendre certains passages comme jamais auparavant. Il dirige avec intelligence pour maintenir l'équilibre fosse-plateau. Il est bien aidé en cela par l'astuce de la mise en scène qui consiste à réduire au maximum la profondeur de scène pour favoriser la projection des voix qui, sans cela, seraient irrémédiablement couvertes par l'orchestre.
C'est le deuxième acte qui paraît certainement le plus réussi des trois, notamment par la scène attendue (et redoutée) du dragon et de la forêt. Le plateau soudain se vide, parcouru de long en large par des indigènes transportant des caisses estampillées Rheingold. En guise d'or, ce sont bel et bien des armes qu'elles contiennent, sinistre écho à l'actualité contemporaine. Point de dragon mais une petite troupe de rebelles qui protège un chef psychopathe réfugié au fond de la jungle (référence explicite au colonel Kurtz, même si la référence est moins cinématographique que littéraire : Heart of darkness de Joseph Conrad). Stephen Milling est remarquable en Fafner ; la voix est d'une noirceur effrayante et ne mérite pas l'amplification artificielle qu'elle subit à se première apparition. On regrette que l'oiseau (Elena Tsallagova) soit si bien chanté depuis les coulisses et simplement mimé sur scène par un gavroche en treillis qui agite frénétiquement un miroir (aux alouettes ?) pour projeter la lumière dans la salle. Alberich et le Wotan, quant à eux, dialoguent de part et d'autre de la scène tels Vladimir et Estragon en complet veston (En attendant Godot). Peter Sidhom n'a pas le format vocal d'Alberich, largement dominé (dans cette scène en tous cas) par le Wotan de Juha Uusitalo. Krämer aurait certainement pu éviter l'inutile et macabre représentation de la tête tranchée de Mime : cela n'apporte rien et déséquilibre la tension narrative. Seul le Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke tire son épingle du jeu de ce genre d’effet en explorant vocalement le délire mental et la perfidie du personnage.
Les murmures de la forêt sont une belle réussite, en revanche. Sur scène, un rideau bleu nuit magnifique, virant au roux, sur lequel se projette la forêt, soulevé comme une respiration… dans la fosse, un chef dirigeant sans partition, du geste et du regard, des cordes avec très peu d'archet, susurrant plus qu'elles ne murmurent.
À l’Acte III, les nornes lisent l'avenir dans une immense bibliothèque plongée dans l'obscurité. Elles sont les yeux d'Erda, devenue aveugle et maltraitée par un Wotan en costume de soirée très Fantomas version Souvestre et Allain). Qiu Lin Zhang confirme ce qu'on disait dans l'Or du Rhin de son beau timbre ambré au vibrato légèrement poitrinaire. Juha Uusitalo ne convainc pas totalement ; son Wotan manque de relief et sature à certains endroits stratégiques. Scéniquement, pourtant, l'acteur est parfait. C'est lui qui craque une allumette et referme la porte, incendiant nornes et bibliothèque. On croit ainsi retrouver l'incendie final de la Walkyrie, mais Krämer préfère la reprise de l'immense escalier tombant de toute la hauteur des cintres en pente raide sur le devant de la scène. Tout en haut, les guerriers immobiles en casques et cuirasses veillent sur Brünnhilde endormie.
Jusqu’à la fin la mise en scène ne propose rien d'autre que cette fixité. Reste ce lent et long dialogue entre les deux protagonistes – dialogue plein de quiproquos et de messages subliminaux dont la portée fluctue avec les traductions. Katarina Dalayman (Brünnhilde) connaît quelques problèmes d'émission, surtout placée aussi haut par rapport au public. Malheureusement, l'absence de proximité dans l'espace contrarie fortement la cohésion vocale, sans parler des difficultés inhérentes aux chanteurs – projection limitée, aigus étriqués pour Torsten Kerl (Siegfried), changement de registre et contre-ut rétifs pour Dalayman.
DV