Chroniques

par bertrand bolognesi

Siegfried
opéra de Richard Wagner

Bayreuther Festspiele / Festspielhaus, Bayreuth
- 13 août 2022
Très décevant SIEGFRIED par Valentin Schwarz au Festival de Bayreuth 2022...
© bayreuther festspiele | enrico nawrath

L’urgence définit une nouvelle fois, à juste titre, les premières mesures de Siegfried sous la baguette de Cornelius Meister, avec un premier acte où, comme jamais, la fosse flamboie. À la tête du Festspielorchester, le jeune chef hanovrien, aujourd’hui en poste à l’Opéra de Stuttgart, sert admirablement l’action, conjuguant une musicalité raffinée à un grand sens du théâtre, tout en s’évertuant à révéler ce que la partition contient de plus audacieux. On aura trop peu dit si l’on s’en tient à ses choix de tempi, proprement échevelés parfois, toujours justifiés pourtant, car encore est-ce dans la ciselure des timbres, le dessin des contrastes et une inventivité de chaque instant qu’agit et brille l’orchestre, non sans s’autoriser aussi la poésie, celle des nuits de fièvre, démesurée.

Au lever de rideau, on reconnaît la cabane d’Hunding, désormais occupée par Mime, selon un principe de recyclage des espaces de jeu qui fait peut-être écho au savant tissage des motifs par le compositeur tout au long du Ring. Dans la sorte de buanderie-cuisine du fond, l’on s’entraîne maintenant au tir à balles, sur des cibles en silhouettes humaines. Le père-mère adoptif de Siegfried apparaît en costume de magicien de farces et attrapes, entouré d’une armada de bambins de chiffons, marionnettes auxquelles il raconte l’épopée, la réunissant, au besoin, devant un castelet qui plus tard accueillera la plus volumineuse des baudruches – Wotan en personne. Dessus le passage de porte flotte fièrement Happy Birthday, en caractères de papier glacé. L’adolescent batailleur s’empiffre de nouilles de fastfood, tandis que le dompteur de pantins lui offre solennellement Nothung pour son anniversaire. Un revolver ? Il n’en est plus question, le texte de l’épisode ne le permettant plus, ce qui entraîne le désaveu d’une option de mise en scène qui n’y saurait être développée plus longuement.

On retrouve un Arnold Bezuyen nettement plus chantant que dans le prologue, qui déploie en Mime des moyens expressifs intenses. Tomasz Konieczny file un robuste Wanderer, dieu-super-géniteur très sombre dont l’âpreté, après les bouleversants adieux qui finissaient la première journée, souffle génialement le chaud et le froid sur ce début [lire nos chroniques du 1er juin 2010, des 18 janvier et 7 juillet 2017, ainsi que du DVD Lohengrin]. En orphelin élevé dans le seul but de vaincre le gardien de l’or du Rhin, Andreas Schager livre sans compter une voix que la nature lui donna facile et puissante [lire nos chroniques de Götterdämmerung, Daphne, Gurrelieder, Das Lied von der Erde, Parsifal à Berlin et à Paris, enfin Die ägyptische Helena]. Héroïque, son Siegfried l’est incontestablement par la voix, à défaut de l’être par ailleurs.

À l’acte médian, l’excellent Ólafur Sigurðarson campe Alberich obstiné dans sa détermination à dominer le monde, inquiet de la présence de Wotan. Les échanges entre les frères ennemis, prenant un whisky dans le salon de la villa qui abrite maintenant le Wurm redouté, ne sont pas dénués d’une certaine verve comique. Point de Neidhöhl, donc : c’est au palais que Mime entraîne le grand gamin blond pour affronter le monstre. Et quel monstre ! Wilhelm Schwinghammer use de sa basse malléable pour incarner un vieillard épuisé, Fafner blotti dans un lit médicalisé qui tyrannise le personnel de soins sous l’œil avenant d’un grand ado’ brun : le jeune Hagen, précise la fiche de distribution du jour (Branko Buchberger). Loin d’effrayer, le reptile antédiluvien engendre la pitié lorsqu’il se lève et parvient à l’avant-scène à l’aide d’un déambulateur. Nul besoin de lever quelque arme contre lui : telle la Графиня de Tchaïkovski, il succombe à la peur dès qu’il voit Siegfried. Ce dernier compte ensuite fleurette à l’une des infirmières avec laquelle il partage sa boîte de nouilles industrielles. Elle n’est autre que le Waldvogel, confié à la très agile Alexandra Steiner, idéale dans ce rôle [lire notre chronique du 2 août 2016].

Nulles flammes à protéger la rebelle Brünnhilde, tout juste quelques vagues de fumée qui peuvent tout aussi bien n’être que brume, au pied des rochers qui supportent la pyramide vitrée. Le décor du II s’est inversé, laissant apercevoir les pieds du cadavre de Fafner que veille Erda, remarquable Okka von der Damerau à la voix de velours, libérée du hiératisme convenu. Crinière grisonnante sur moins glorieuse silhouette, le fidèle Grane (Igor Schwab) chaperonne jalousement sa walkyrie, au fil de luttes répétées avec le jeune prétendant. Peu à peu, celui-ci réussit pourtant à dérouler les pansements qui recouvrent le visage de Brünnhilde, splendide Daniela Köhler qui, dès qu’elle chante, magnifie une soirée que le lecteur aura devinée plombante. Grand soprano dramatique, l’artiste mêle les fulgurances nécessaires à un phrasé hardi, favorisé par un valeureux legato. Par ces gosiers vaillants, le duo amoureux – et néanmoins toujours incestueux à plusieurs degrés de parenté – est LE grand moment de ce Siegfried, dont Cornelius Meister magnifie la sensualité instrumentale.

Le droit de rêver… et quoi encore ?
Pour qui se prend-il, ce public venu à prix d’or sur la colline verte dans quelque espoir d’y rêver tout debout, faisant fi de ce qui s’autoproclame pragmatisme impératif ? Et cette critique, tatillonne et butée, qui s’ingénie à décortiquer le principe de déstructuration afin de reconstruire ce qui si brillamment fut mis à terre, c’est agaçant, à la fin ! Quoi, la dramaturgie wagnérienne, tout de suite les gros mots ; vous ne respectez pas la jeunesse, vieux imbéciles que vous êtes. Depuis quinze ans Tcherniakov invente des histoires de familles et tout le monde l’applaudit, alors pourquoi pas Valentin Schwarz et pourquoi pas avec Der Ring des Nibelungen ? Mieux encore : autant labelliser pareil exercice au Bayreuther Festspiele, tant qu’à faire.

Et pour qui, au fait ? Pour les spectateurs fortunés qui, de toute façon, seraient venus quoi qu’on y fît ? Non. Pour les journalistes (qui n’aiment rien, c’est bien connu) ? Non plus. Pour la jeunesse, peut-être… qui est partout ailleurs sauf ici et qui, s’y trouverait-elle, ne serait vraisemblablement plus tout à fait la jeunesse ? Pas plus. Pour qui, donc, cette profuse démultiplication de détails, ce théâtre dans le théâtre du théâtre, ces perpétuels plus-par-plus qui immanquablement font toujours moins et ces moins-par-moins qui jamais ne font plus ? Pour qui, si ce n’est pour Valentin Schwarz lui-même, seul à jouir de ce sinistre patatras, lui dont on finit par penser qu’il serait l’enfant rageur kidnappé par Alberich dans sa version de Rheingold, le mioche bougon qui jette la peinture rouge sur les vitres de l’usine à jouets [lire notre chronique du 10 août 2022], cet enfant-roi qu’anime un irréfragable désir de vengeance, ce Junge Hagen, d’ailleurscoiffé comme lui. En ne faisant plaisir qu’à lui-même, au moins le metteur en scène fait-il plaisir à quelqu’un… quoique, rien n’est moins sûr, l’avènement de la destruction engendrant souvent chez son auteur-acteur qui l’a tant désirée un vide si déconcertant que, le privant de tout autre espoir d’accomplissement futur, il le tue. Le dernier épisode s’intitulant Götterdämmerung, peut-être assisterons-nous à son immolation, figurée ou effective, les dieux à abattre semblant, après cette épreuve, les metteurs en scène… ne rêvons pas, puisque c’est interdit.

BB