Chroniques

par bertrand bolognesi

Siegfried
opéra de Richard Wagner

Opernhaus, Leipzig
- 1er juillet 2017
Der Ring des Nibelungen de Wagner, mis en scène par Rosamund Gilmore à Leipzig
© tom schulze

Si d’aventure vous ne l’aviez pas su, notre chronique de la première des trois journées du cycle wagnérien vous apprit que l’Opernhaus de Leipzig fut la première maison à présenter un Ring complet en dehors de Bayreuth, moins de deux ans après la création sur la colline [lire notre article de la veille]. De même, après avoir lu cette page, ne pourrez-vous continuer de considérer la fameuse production de Patrice Chéreau, celle dite du centenaire, comme une révolution absolue – elle a en effet bouleversé la pratique de la mise en scène wagnérienne, c’est indéniable, exerçant une telle influence que les choses ne seraient plus jamais comme avant, a-t-on souvent lu, voire que les suivantes s’y référèrent, mais pour l’unique raison qu’elle fut la seule à être rendue si publique. Entre 1973 et 1976 à Leipzig, alors du côté Est du rideau de fer, Joachim Herz a réalisé un Ring qui interrogeait histoire, économie et politique, selon une investigation marxiste que rejoignit beaucoup la proposition du Français, quoiqu’usant de procédés très différents – la critique de la société industrielle du XIXe siècle est le moteur principal de ces deux moutures quasiment contemporaines. Seulement, voilà : qui franchissait alors le mur pour aller voir une nouvelle Tétralogie en Saxe ? Pas grand monde, ce qui explique le choc de la version Chéreau – dont nous ne pensons pas qu’il est venu se renseigner ici, sans posséder toutefois d’éléments qui permettraient de l’affirmer ou de prouver le contraire –, soigneusement médiatisée, alors que celle d’Herz ne fit grand bruit qu’en DDR et bénéficia d’une certaine réputation dans quelques petits cercles de BRD, sans plus*. Cela dit, il est envisageable qu’avec la réunification, les metteurs en scène allemands des années quatre-vingt-dix en furent héritiers.

Après des Rheingold et Walküre fort probants [lire notre chronique du 28 juin 2017], nous retrouvons les forces du prestigieux Gewandhausorchester dans Siegfried dont l’introduction, sous la battue d’Ulf Schirmer, est d’emblée chargée de danger. La couleur des bassons, l’autorité sournoise des tubas, tout est réuni pour propulser sans délai l’écoute dans l’action. Le chef soigne scrupuleusement l’équilibre scène/fosse dans un premier acte dru qui ne déroge pas à une profondeur et une onctuosité caractéristiques de ses lectures. Rideau fermé, seule l’imagination travaille au début de l’Acte II, sous l’impulsion instrumentale très suggestive. Vigoureusement articulé, l’orchestre du III dessine déjà Götterdämmerung.

D’un timbre sain à l’expressivité grave, sans aucune caricature, Dan Karlström livre un Mime drastiquement concentré sur sa hargne et son but. Voilà un personnage bien plus intéressant lorsqu’on le considère avec ce sérieux ! La reposante sobriété de ce Mime ne divertit pas de l’argument. Après Tuomas Pursio puis Thomas Johannes Mayer, nouveau Wotan, selon cette belle idée d’en convoquer un par soirée, qui corresponde à une typicité changeant selon les épisodes, exigeant des qualités différentes à chaque fois – en plus, cela évite la fatigue qui se pourrait laisser ressentir par un seul sur la totalité du cycle. Ce Wanderer est une mer ! Il s’agit du baryton-basse suédois John Lundgren qui semble n’avoir aucun effort à fournir pour s’imposer. La confrontation avec l’Alberich robuste de Jürgen Linn est l’occasion d’une scène vocalement très excitante, les deux artistes nuançant luxueusement leurs souples instruments. Formidable, également, l’Erda de Nicole Piccolomini, dotée d’un timbre égal et rond, généreusement projeté. Avec la puissance évocatrice qu’on lui connaît [lire nos chroniques des 19 avril et 6 août 2016], Iréne Theorin s’éveille avec une maestria incomparable. « Heil dir, Sonne! Heil dir, Licht! Heil dir, leuchtender Tag! »… d’une envahissante plénitude, son salut au soleil est un enchantement. Tristan un rien tendu et Sigmund remarquable au Budapesti Wagner-Napok [lire nos chroniques du 1er juin 2010 et du 13 juin 2014], Christian Franz livre un rôle-titre bien accroché, net sur tout le premier acte. Outre la vaillance, c’est la maitrise de la dynamique, au service de l’expressivité, qu’on apprécie dans l’épisode médian, dans l’attendrissement sur la mère. À l’Acte III, le ténor fatigue, tremblotant ceci, heurtant cela, jusqu’à recourir à un parlando certes habile mais en-deçà des espoirs. Enfin, félicitons la grâce de Mirella Hagen en Waldvogel de coulisses.

Rosamund Gilmore est chorégraphe. Aussi la danse prend-elle le pas sur sa mise en scène du Ring qui, avec Siegfried, commence à souffrir d’une certaine faiblesse de pensée qu’une occupation corporelle décorative ne saurait pallier. De fait, recours est fait à la distanciation, pour la première fois depuis le début du cycle, avec un bon gros nounours en peluche qui, effrayé par le chasseur Siegfried, dévale comme il peut l’escalier de l’atelier du nain. Cela dit, la proposition générale reste cohérente, en situant la journée dans une forêt stylisée, en convoquant des objets vieux et usés dans l’univers de Mime, etc. Quelques échecs, cependant, comme la forge de Nothung, sorte de magie consciente dont l’effet est sans cesse différé. Au chapitre des réussites, le Waldvogel dansé par Sandra Lommerzheim, et le dragon, grosse poupée en costume vert, arborant un monstrueux haut-de-forme, et qui se prolonge en danseurs identiquement vêtus, se tortillant sur un canapé rouge. Mais ce ne sont là que trouvailles, sans plus. Le dernier acte a plus d’impact, abordé à l’arrière d’un Walhalla décati.

BB

* DDR, soit Deutsche Demokratische Republik, qu’en français nous appelons RDA (République Démocratique Allemande), et BRD, Bundesrepublik Deutschland, que nous traduisions par RFA (République Fédérale Allemande), deux états distincts entre 1949 et 1990