Chroniques

par michel slama

Simon Boccanegra
opéra de Giuseppe Verdi

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 15 novembre 2018
Piètre mise en scène de "Simon Boccanegra" (verdi) à l'Opéra Bastille...
© agathe poupeney | opéra national de paris

L’Opéra national de Paris remet Simon Boccanegra sur le métier, pour la troisième fois à Bastille depuis 1994. Auparavant, ce n’est que le 25 octobre 1978 que cette œuvre mal aimée de Giuseppe Verdi était entrée au répertoire, à Garnier, avec la production mythique de Giorgio Strehler, événement retransmis en direct par la télévision publique. Claudio Abbado dirigeait une distribution superlative. Par son engagement, le respect des nuances et l’intelligence des situations, le chef italien Fabio Luisi s’affirme en digne successeur du Milanais. Sa direction inspirée a séduit un public déconcerté par le projet indigent du metteur en scène Calixto Bieito.

Fabio Luisi, Génois comme le rôle-titre de l’opéra, en parfaite osmose avec l’Orchestre de l’Opéra national de Paris, caresse cette musique composée par Verdi en opéra maritime, comme les vagues qui s’échouent sur le bateau du corsaire. En témoigne le somptueux accompagnement de l’air d’entrée d’Amelia, Come in quest’ora bruna, ou celui de son second air, Orfanella il tetto umile, qui embue de larmes l’auditoire. Du Prologue jusqu’à la mort lente de Boccanegra, il tient en haleine, sait émouvoir et surprendre, au plus près de la partition et des chanteurs.

Justement, Ludovic Tézier est un Boccanegra qui s’inscrit dans la lignée des plus grands barytons verdiens. On avait déjà apprécié l’excellence de sa prise de rôle, en version de concert, au Théâtre des Champs-Élysées, en mars 2017. Pétri d’humanité, voix idéale pour cette incarnation, son corsaire devenu doge de Gênes est le plus exceptionnel de sa génération, tout en nuances et en attentions. Dommage que Calixto Bieito ne l’aide en rien. Le metteur en scène castillan lui fait jouer des situations aberrantes et dégrade son image en lui faisant agiter (gratuitement), mal attifé, la main gauche de façon parkinsonienne à son intronisation et lors de sa mort. De plus, Bieito a une fâcheuse tendance à le faire se rouler par terre et à le fragiliser. Le voit-il comme un caractère déficient et inadapté à sa charge politique ?

Mika Kares impressionne en Jacopo Fiesco. La basse finlandaise, qu’on avait admirée ici-même en Ferrando dans la dernière reprise du Trouvère et applaudie par ailleurs dans bien d’autres productions [lire nos chroniques de La favorite, Der fliegende Holländer, Le maudit des mers, Amleto et La bohème], a encore besoin de murir sa vision du personnage et doit soigner sa prononciation. En Paolo Albiani, Nicola Alaimo est un luxueux criminel. Le baryton palermitain, chouchou du public parisien, a tout pour incarner le traître, autrefois ami, avec sa voix sonore et pleine [lire nos chroniques de La forza del destino, Lo frate 'nnamorato, Guillaume Tell, Torvaldo e Dorliska, Il pirata et La traviata]. Pour Gabriele Adorno, le soupirant d’Amelia et le Doge testamentaire de Simon, Francesco Demuro assume une tessiture difficile pour lui, mais triomphe au fil de l’action et remporte un succès indéniable auprès d’un public sous le charme [lire nos chroniques de Maria Stuarda, Lucia di Lammermoor, Rigoletto et Attila]

Reste le cas de Maria Agresta, elle aussi habituée des Parisiens. Elle est confrontée au double rôle de Maria et Amélia. Méforme vocale ou inadéquation d’une voix qui a fréquenté des rôles exigeants comme Violetta [lire notre chronique du 20 mai 2016], Elvira des Puritani ou Norma [lire nos chroniques du 17 décembre 2015 et du 29 octobre 2016], la cantatrice déçoit terriblement. Pas un applaudissement pour conclure son fameux air, tant attendu, du premier acte ! La salle reste de glace et soupire à des aigus forcés. Les notes filées sont hurlées, dans le registre haut la ligne de chant est caricaturale. Seuls le médium et le grave sont corrects. Malgré tout, elle semble plus à son aise dans la seconde partie. Le personnage est lui aussi desservi par l’accoutrement imposé par le metteur en scène, spécialement au moment où un double fantomatique de sa mère se dépoitraille, ce qu’elle ne fait pas…

Laids et bariolés, les costumes d’Ingo Krügler ont l’avantage d’offrir une note de couleur à des décors noir et blanc, signés Susanne Gschwender, sombres et ennuyeux. Calixto Bieito a souhaité une structure monumentale où la carcasse stylisée d’un navire (ou d’un sous-marin) emplit tout l’espace scénique, se substituant à la mer qui est pourtant le thème de l’opéra. Ainsi, malgré les efforts du talentueux Fabio Luisi, la musique n’est pas en harmonie avec ce que voit le spectateur. Tout comme Laurent Pelly avec son château de pacotille des Puritani (Bellini), ici-même, l’Espagnol tombe dans le piège du gigantisme par ce décor unique qui tournoie en vain et finit par agacer sérieusement. Du coup, les personnages sont relégués à l’avant-scène et doivent veiller à ne pas être blessés par la manipulation de cette machine en rotation.

Loin des visions psychanalytiques auxquelles il nous avait habitué, Bieito se perd dans un vide sidéral de direction d’acteurs qui ne se regardent pas, ne s’étreignent pas, ne communiquent que de façon primaire, robots dénués de toute humanité. Quelques rares projections de leurs visages en gros plan laissent imaginer qu’ils pourraient avoir des sentiments (vidéo de Sarah Derendinger). La mise en scène nie le rapport de tendresse entre Boccanegra et Amélia, avec des postures outrancières. Les provocations auxquelles nous étions habitués [lire nos chroniques de Jenůfa, Fidelio, Boris Godounov, Die Soldaten, Turandot, Lear, Tannhäuser, Carmen et Les Troyens] sont cependant rares – Fiesco traînant sa fille encore vivante dans une grande toile cirée en plastique transparent n’a visiblement aucune empathie pour elle ; pendant l’entracte, le rideau de scène est une projection de rats errant sur le cadavre nu de la même figurante représentant Maria…

De copieuses huées accueillent Bieito et son équipe, sanctionnant un manque cruel d’inspiration, pendant que Verdi triomphe : chef, orchestre, chœurs et chanteurs sont ovationnés durant de longues minutes.

MS