Chroniques

par bertrand bolognesi

Sinfonieorchester des Bayerischen Rundfunks
Berg et Tchaïkovski par Gil Shaham et Mariss Jansons

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 18 janvier 2014
Berg et Tchaïkovski par Mariss Jansons au Théâtre des Champs-Élysées (Paris)
© matthias schrader

Cinquante-trois ans pour l’un, cinquante pour l‘autre : ces âges laissaient-ils deviner à Tchaïkovski et à Berg que la Pathétique et le Concerto à la mémoire d’un ange seraient leur dernière œuvre ? Au fond, rien n’invite à considérer ces opus comme testamentaires, si ce n’est leur place chronologique aux catalogues. En 1935, Alban Berg répondant à une commande s’octroie une respiration dans le grand chantier de son deuxième opéra, Lulu, (dont il n’achèvera d’ailleurs pas l’orchestration). À la demande d’un soliste nord-américain, il s’attelle à l’écriture d’un concerto pour violon dont la conception lui résiste jusqu’à la mort de la jeune Manon Gropius, la fille d’Alma Mahler, qui agit comme événement déclencheur – « à la mémoire d’un ange », donc, mais à y regarder de plus près, la jeunesse de la défunte pourrait bien avoir provoqué l’envie d’édifier une sorte de bilan d’autres transports, amoureux ceux-ci, selon Alain Galliari (in Concerto à la mémoire d’un ange, Alban Berg 1935, Fayard, 2013).

Le passage à Paris du prestigieux Sinfonieorchester des Bayerischen Rundfunks est une aubaine pour réentendre certaines œuvres auxquelles ses pupitres sont largement aguerris. Ainsi se souvient-on du fort beau concert Wagner et Mahler qu’ici-même donnait à sa tête son actuel patron, Mariss Jansons [lire notre chronique du 9 mars 2008]. D’emblée, sa lecture du concerto se concentre entre l’épaisseur suave des pizz’ de harpe, alliés aux mélismes de clarinette, et la fraîcheur du violon dont peu à peu le son prendra plus de corps. C’est à lui que revient toute la dimension lyrique de l’Andante initial, soutenu par une généreuse pâte orchestrale qui jamais ne s’avère trop copieuse. Si l’onctuosité générale surprend, le chef pose avec sagesse les détails, laisse chaque pupitre arborer précisément sa couleur. De fait, l’approche semble s’évertuer tant à définir les dosages qu’à respecter une volonté de moelleux, d’un velours assez inhabituel dans cette œuvre. D’un bout à l’autre l’équilibre est le mot d’ordre d’une interprétation à l’ampleur manifeste, imposant une paix confiante, peut-être faite de ce bois serein qui regarde le chemin parcouru jusque-là. La ténuité d’une sonorité flatteuse, mahlérienne même, n’empêche pas qu’y soient dûment ciselés les traits chambristes (dessin tendredes flûtes, par exemple) ou des effets plus précieux (à s’y méprendre, la partie « sifflée » dans les aigus du violon). Gil Shaham élève un chant suave dont est à peine forcé le rubato, en accord avec l’étirement extrême des cuivres qui, du reste, en supportent sans écueil l’inconfort.

Une attaque nettement plus mafflue introduit le second mouvement qui bénéficie d’un relief contrasté, cette fois, même s’il regarde de haut tout théâtre. Là encore, la lenteur de l’exécution déroute, une lenteur qui permet d’oser la caresse. Du coup, l’œuvre paraît moins dramatique, le soin jaloux de ses secrets prenant les atours d’un plaisir un peu torve, peut-être. Au choral de s’insinuer dans une douce pureté, faussement simple. À ce tempo – environ quatre minutes de moins que la version de Pierre Boulez et Akiko Suwanai à Lucerne, il y a dix ans [à écouter sur YouTube] –, la nostalgie se fait invasive, à l’inverse d’une discrétion (sinon d’une pudeur) nimbée d’une lumière grave.

Aux bois bavarois d’ouvrir ensuite très proprement les premiers pas adagio de l’Allegro non troppo par lequel commence la Symphonie en si mineur Op.74 n°6 de Piotr Tchaïkovski – un compositeur dont on dit volontiers qu’il constitue le répertoire de prédilection de Mariss Jansons ; pourtant… On louera l’étoffe des tutti, l’aimable absence de brutalité, tout en considérant qu’un peu de nerf ne serait pas antagoniste avec cette belle maîtrise « classique ». Exemplaire, la tenue générale demeure trop corsetée, jusque dans le drame final. L’élégance un rien nauséeuse de l’Allegro con grazia jouit d’une dynamique subtilement travaillée qui sert admirablement ce bal impossible dont Tchaïkovski avait le secret – on y a la fièvre jusque dans le baisemain. Saluons les bassons pour la perfection du dernier accord. La danse fait d’abord avancer le troisième épisode dans une saine clarté, impeccablement, irréprochablement. Sans plus ? Non, le chef la pousse jusqu’à l’exaspération, en rendant l’humeur fanfaronne presque insupportable (pathétique, oui), tragique en diable. Ainsi ce frémissant Allegro ternaire se taille-t-il la meilleure part de l’exécution du jour, à l’inverse d’un Finale « plastique », embourgeoisé dans des cravates dont l’altière somptuosité semblera hors propos.

BB