Chroniques

par bertrand bolognesi

soirée d’ouverture du Festival Ensemble(s)
Bedrossian, Hervé, Hosokawa, Morciano, Nono et Zubel

Festival Ensemble(s) / Théâtre L’Échangeur, Bagnolet
- 13 septembre 2023
Léo Margue crée la nouvelle œuvre de Lara Morciano au Festival Ensemble(s)
© gary gorizian

Rentrée de la contemporaine, en ce mercredi soir, avec le premier des six rendez-vous proposés (sur quatre soirs) par le Festival Ensemble(s), qui est aussi pour nous le premier concert de création de la nouvelle saison. Pour la quatrième année, les ensembles instrumentaux Cairn, Court-circuit, Multilatérale, Sillages et 2e2m, tous dédiés à la musique de notre temps, conjuguent leurs efforts en mêlant leurs effectifs. En cette période plutôt difficile pour les formations musicales, c’est convier le public à prendre la mesure de l’intense créativité des artistes à lui être contemporains… à défaut d’accueillir quelque représentant du ministère de la culture dont l’action semble ne devoir désormais consister qu’en la réduction drastique des moyens qui permettent à ces activités de perdurer.

Comme le rappelle Philippe Hurel, président de l’évènement convié au micro d’Arnaud Merlin lors de la diffusion du concert que ce dernier assure pour France Musique, la vocation des ensembles instrumentaux est d’abord et avant tout de faire de la musique ; l’obligation, en place depuis un moment, d’assumer médiations et ateliers pédagogiques, sans compter le poids du carcan administratif imposé par notre gouvernement, tout en voyant baisser vertigineusement les subsides qu’il est censé délivrer, vient non seulement entraver purement et simplement le sujet lui-même – la musique –, mais encore fragiliser ceux qui la font, ce qui menace d’en bientôt priver ceux qui l’aiment (nous résumons le propos qui ne fut pas énoncé en ces termes). Celle qu’on appelle la musique contemporaine est vivante, bien vivante, n’en déplaise à une ministre de la culture qui paraît ne point daigner s’en apercevoir, par-delà la lettre que lui adressa ce printemps la Fédération des Ensemble Vocaux et Instrumentaux Spécialisés (FEVIS), lettre signée par cent-quatre-vingt directeurs artistiques. Ayant intégré un gouvernement dont la politique est effectivement centriste en ce qu’elle applique un capitalisme sauvage à l’égard des plus démunis et qu’elle fait bénéficier les plus riches d’un socialisme dispendieux – j’emprunte à Noam Chomsky qui, il y a cinq ans, résumait ainsi la vie politique des États-Unis sous Donald Trump –, une réaction inverse serait plus qu’étonnante : car en quoi un état clivant les classes comme avant-guerre (je parle de la première du siècle dernier, bien sûr) et concentrant ses efforts exclusivement sur un principe économique dévoyé, compris à court terme et confondu avec le commerce, serait-il concerné par la vie culturelle du pays ? Dostoïevski considérait que les peuples étaient responsables des crimes auxquels ils étaient confrontés (plus radical encore, il écrivit que chaque peuple méritait les siens) : sans doute méritons-nous l’exponentiel accroissement des moyens de la Défense et de l’Intérieur afin de lutter contre une criminalité que l’État lui-même génère par le mépris social, car après tout, c’est en connaissance de cause que nous avons voté, selon le chef de cet État. Est-ce à dire que, tel le monarque désigné par divine voie, le président n’aurait aucun compte à rendre à ceux qui l’élurent ? Ce serait confondre être et représentation. Ne grognons pas trop : la police n’est pas encore aux portes du théâtre pour en barrer l’accès et coffrer artistes et spectateurs – pas encore, soulignons.

En 2010, répondant à une commande de l’ensemble suisse Contrechamps, Franck Bedrossian livrait une page pour douze musiciens et soprano soliste, inspirée par quelques poèmes d’Emily Dickinson, puisés dans la période féconde et noire de la poétesse. Après la création, en novembre 2010 à Genève, le projet viendrait à s’étoffer de deux autres épigrammes, en 2014 puis en 2018, formant un cycle assez vaste [lire notre chronique du 28 avril 2018]. Le chapitre fondateur est aujourd’hui servi par la voix infiniment souple de Jeanne Crousaud qu’une saine curiosité inscrit dans plusieurs répertoires [lire nos chroniques du Pré aux clercs, de La sirène, Hamlet, L’Odyssée et La nonne sanglante]. Sous la direction de Guillaume Bourgogne, nous retrouvons souffles, cris, stupeurs et prostrations des affres du désir dans la maladie, tels qu’explorés par le compositeur dont nous saluions le travail très raffiné et infiniment expressif à l’occasion de la parution de l’enregistrement d’Epigram [lire notre chronique du CD].

Un second soprano gagne ensuite la scène. Il s’agit de la jeune Clara Barbier Serrano, étudiante du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse (CNSMD) de Paris, partenaire d’Ensemble(s) qui d’ailleurs lui empruntera NEXT, une formation constituée d’instrumentistes en perfectionnement. Avec elle, nous faisons un bon vers 1962, lorsque Luigi Nono conçut Djamila Boupacha pour voix seule, créé à Édimbourg le même été par Dorothy Dorow. Cette saisissante mélodie, intégrée ensuite aux Canti di vita e d’amore dont elle deviendra le deuxième mouvement, rend hommage à la militante algérienne arrêtée par l’armée française en 1960, torturée puis violée par ses instructeurs qui ainsi obtinrent d’elle des aveux, avant qu’on l’amnistiât en avril 1962 suite au procès retentissant qu’a plaidé Gisèle Halimi et dont Simone de Beauvoir fut le porte-parole auprès des Français.

Ensemble(s) joue les œuvres des soixante dernières années, donc, mais passe aussi commande à nos vivants – on s’en réjouit ! Ainsi de Lara Morciano [lire notre entretien de 2009] dont on découvre le nouvel opus, Come d’echi, soit Comme des échos, donné en première mondiale, avec le soutien de la Fondation Francis et Mica Salabert ainsi que de la SACEM. Fidèle aux préoccupations qui animent sa belle créativité, la compositrice italienne poursuit ici son travail sur les relations complexes entre l’écriture instrumentale et le traitement électronique. On décèle dans Come d’echi la constance de sa fascination pour le geste du musicien, geste dont l’impulsion génère ceci ou cela dans les haut-parleurs lorsque l’œuvre convoque le Temps réel [lire nos chroniques de Nel cielo appena arato, Raggi di stringhe, Philiris et Embedding Tangles]. Conçu pour treize instrumentistes, Come d’echi, dont Léo Margue [photo] dirige la venue au monde, explore les possibilités d’un dispositif de haut-parleurs placés dans la salle et tout autour du plateau où sont émis les sons acoustiques. Voilà qui génère un encerclement fécond, jamais autoritaire toutefois, bien que nettement effectif. La sensation ne s’avère pas tant celle d’échos qui viendraient à nous mais de notre propre déplacement, via l’écoute, dans un espace sonore ouvert quoique dirigé. À l’art du détail de la ciselure instrumentale, favorisant l’autonomie de l’ensemble quant à la production sonore, répond des échos créés à partir du matériau dont fait usage la partie acoustique, échos qui s’affranchissent bientôt, eux-aussi, dans un jeu autonome réalisé avec la complicité de Camille Giuglaris, réalisateur en informatique musicale – et si les instruments venaient à se faire échos des échos de la lutherie électronique, jusqu’à former un précipité paradoxal d’aspect quasi psychédélique ?... Le vrombissement d’un écho étiré vient à s’éteindre dans une périodicité campanaire, ultime. De cette pièce d’une grande richesse, développée sur environ quatorze minutes, il nous tarde d’entendre une prochaine interprétation dans un espace qui en rendra plus certainement les avantages.

Survient un second solo, sous les doigts de Julia Sinoimeri, étudiante du CNSMD de Paris. Il s’agit de Melodia pour accordéon solo de Toshio Hosokawa. Créée à l’automne 1979, à Hanovre, lorsque le compositeur japonais compte vingt-quatre ans, cette pièce, qui évoque parfois l’orgue à bouche chinois, appelé shō dans la lague d’Hosokawa, bénéficie de la respiration infiniment musicale et inspirée de la jeune musicienne. Le contrebassiste Axel Bouchaux, le flûtiste Cédric Jullion, le trompettiste Loïc Sonrel, le saxophoniste Stéphane Sordet et le clarinettiste Bogdan Sydorenko sont réunis sur la scène bagnoletaise avec le soprano Jeanne Crousaud : ils jouent ensemble Labyrinth qu’Agata Zubel composait en 2011 sur des vers de la poétesse polonaise Wisława Szymborska (1923-2012, Prix Nobel en 1996) – une « ode à la fragilité de notre destin, de notre existence et de nos décisions », selon la chanteuse (au micro de France Musique). Sous la direction de Jean Deroyer, l’omniprésente inquiétude de Labyrinth, parfois oppressante, gagne chaque pupitre. Pour des raisons indépendantes de notre volonté, nous n’avons malheureusement pas pu assister à la création de Zones de Jean-Luc Hervé par laquelle ce passionnant concert s’achevait. Prochain rendez-vous Ensemble(s), dont la présente édition se place sous le signe de la vocalité : vendredi (après-demain), dès 20h pour entendre Multilatérale (Christophe Bertrand, Anne Castex, Agata Zubel, avec la création mondiale de Lacrimosa de Lorenzo Troiani), puis à 21h30 pour la fresque de Pacôme Thiellement et Aurélien Dumont, WhatsPop, par Cairn.

BB