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Chroniques
soirée inaugurale
Ludwig van Beethoven, Joaquín Rodrigo et Camille Saint-Saëns
À la découverte de la Géorgie, Batoumi semble la destination idéale de l’été : au premier jour du Batumi Black Sea Music A’d Art Festival, la ville, nichée dans un cadre naturel sensationnel, affiche bonne mine. Entre promenade calme et multiples animations festives, dans ce vieux port de la Mer Noire confondu en dynamique station balnéaire, on en a vite plein les yeux. Au commencement d’un séjour fort agréable s’ouvre, dans le resplendissant Théâtre Ilia Tchavtchavadzé rénové l’automne dernier, la manifestation artistique annuelle chapeautée par la pianiste Elisso Bolkvadze [lire notre entretien]. Les premiers pas de cette septième édition entraînent dans le mythe de Prométhée, héros caucasien. En effet, son châtiment légendaire trouve une inspiration géorgienne dans le sort du Titan Amirani enchaîné au mont Kazbek pour avoir donné aux hommes le feu qu’il a volé aux dieux – de clairs échos prométhéens résonnent à travers l’évolution de la culture géorgienne, par exemple dans l’introduction du roman national Data Toutachkia de Tchaboua Amiredjibi.
Avec Die Geschöpfe des Prometheus Op.43 de Beethoven (Les créatures de Prométhée, 1801), l’Orchestre du Festival de Batoumi, dirigé par David Mukeria, signe une entrée fracassante : les cordes fermes de l’attaque distillent ensuite l’Adagio et soignent la vive évocation du feu dérobé à Zeus tout en levant l’immense et ténébreux Allegro molto e con brio par-dessus toutes contingences humaines.
Après cette ouverture appétissante, le public de tous âges, réuni dans la capitale de la République autonome d’Adjarie, accueille chaleureusement le guitariste italien Claudio Piastra pour le Concierto de Aranjuez de Joaquín Rodrigo (1939). D’abord sobre, déjà émouvant et presque familier, le son de l’instrument espagnol roi (depuis Antonio Torres de Jurado, sous le règne d’Isabel II) croise celui de l’orchestre pour un saisissant dialogue où crépitent les archets (Allegro con spirito). Délicieuse symbiose qui, aux abords de fandago et flamenco, laisse place à la bouleversante mélodie, si connue au siècle dernier (Adagio). À la guitare, le jeu, maître du tempo, revêt de noires couleurs orchestrales. Dans son intense travail de danses, Claudio Piastra sait insuffler une belle part de poésie, puis semer un peu de violence avant la sublime reprise du thème orchestral, tragique à pleurer, conclue par quelques dernières respirations en singulières marques de meurtrissure et d’espoir. Ensoleillé, l’Allegretto gentile, distrayant et recherché, est enfin bien empreint de « la légèreté et de l’intensité des contrastes » chères au compositeur catalan et francophile, aveugle dès la prime enfance, mort il y a vingt ans, dans sa grande vieillesse.
La tension culmine avec le Concerto pour piano en sol mineur Op.22 n°2 de Camille Saint-Saëns (1868), interprété par Elisso Bolkvadze en ses terres. Un rayon de lune argenté sur la première cadence lance le jeu virtuose et gourmand, terrible et charmeur, renforcé par les réponses solides de l’orchestre, puis la pianiste parisienne amène un bijou français dans le monde eurasiatique, le thème conçu par Fauré (Andante sostenuto), suivi de la délicate et juste maestria aux accents lisztien, éclatante, combative et rêveuse, qui referme ce long premier mouvement. Le Scherzo ressemble à la plus ludique et vivante leçon de piano jamais donnée. À peine trop rapide, mais avec une main droite si merveilleuse que le public ne tient plus en place. Pour conclure fuse le Presto au fou rythme de tarentelle. La soirée s’achève dans le grand plaisir des accords frénétiquement amoncelés, comme au sommet d’un gâteau de fête, tourbillonnant telle la grande roue de Batoumi. Une telle débauche d’énergie, un tel tour de force pianistique, ici-même, en musique française... incroyable mais vrai !
FC